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Villepinte - Le 26 novembre 2005

Comment conduire les entreprises à respecter l’intérêt général

Intervention de Jean-François BOLZINGER

Comme certains me connaissent en tant que responsable syndical, politique, associatif, je tiens à préciser, et ce n’est pas pour moi une clause de style, que je m’exprime ici à titre personnel et citoyen, et que je n’engage aucune des organisations dont je suis membre.

Je pense que la politique ne peut se reconstruire aujourd’hui que sur la base d’engagements pleins et authentiques débarrassés de logiques d’instrumentalisation ou de récupérations politiciennes. C’est en tout cas comme cela que je comprends le sens de ces forums. J’ai préparé une introduction courte pour favoriser le débat en essayant de dégager des éléments neufs.

Alors, comment conduire les entreprises à respecter l’intérêt général ? Je donne d’abord mon accord avec la question posée. Il y a plusieurs mois à Renault Sandouville, lorsque la direction a remercié du jour au lendemain les intérimaires qu’elle avait embauchés, ceux-ci ont dégradé une cinquantaine de véhicules à la sortie des chaînes en rayant toutes les carrosseries. Ces révoltes, style canuts 19è siècle ou banlieues 2005 ne sont pas connues de l’opinion publique. Elles sont mêmes masquées pour éviter que l’on pense que l’entreprise et l’emploi auraient quelque chose à voir avec les violences urbaines du dernier mois, pour éviter que l’on pense que l’entreprise aurait quelque chose à voir avec les causes des situations et avec l’intérêt général.

Traditionnellement, pour conduire les entreprises à respecter l’intérêt général, la réponse de gauche, et même au-delà, a été « service public et nationalisation ». Le simple bilan des privatisations et déréglementations de ces dernières années en France et en Europe est si désastreux au regard de l’intérêt général que les libéraux se refusent à le faire et poursuivent leur fuite en avant avec Edf par exemple, mais aussi la Sncf et d’autres. La propriété d’état, publique est un levier important pour conduire les entreprises à travailler pour l’intérêt général dans des domaines essentiels pour les populations.

En même temps, l’expérience nous a amené à voir les limites de ne s’en tenir qu’à cet aspect. Si l’on ne s’en tient qu’à l’aspect étatique sans qu’il y ait démocratie interne ni mise en rapport permanent avec les besoins des populations, avec l’environnement, les échecs comme pour les nationalisations de 1981 sont cuisants. Avec les nouveaux systèmes et critères de management, la question de la propriété ne peut suffire à régler seule le problème. Nous avons aujourd’hui des services publics qui ne remplissent plus leur mission de service public en raison d’une asphyxie progressive des moyens humains et matériels, de gestion sur des critères privés ou de non anticipation de besoins nouveaux faute de démocratie. D’où une défiance des populations avec lesquelles il faut s’expliquer.

D’une autre côté, l’idée monte également qu’il n’y a pas de raison de ne pas demander aux entreprises privées d’avoir une responsabilité sociale.

L’interdépendance des questions liées au développement et à la mondialisation fait que le discours patronal de l’entreprise en dehors de la société ne peut pas tenir. Et encore, moins celui où le public ne doit être qu’au service de la dynamique privée. La logique selon laquelle l’école, les infrastructures, les services publics doivent être au service du développement de l’entreprise privée aboutit à une impasse.

Un levier d’action me semble être celui des droits des salariés. La satisfaction des revendications des salariés relève aussi de l’intérêt général. Chaque lutte sociale concerne tout le monde. Droits sociaux, droits collectifs et droits individuels garantis collectivement... possibilité d’intervenir dans la gestion, de participer aux décisions, des plus quotidiennes aux plus stratégiques. La responsabilité sociale que revendiquent les cadres, c’est-à-dire le droit de mettre un contenu social à leur responsabilité professionnelle, celui d’exercer un droit de refus et d’alternative, sans sanction en cas de directive contraire à leur éthique professionnelle, indique que ce sont l’ensemble des catégories de salariés qui sont susceptibles de contester les gestions court-termistes fondées sur le meilleur rendement pour l’actionnaire.

Un autre levier d’action est celui de la et des collectivités : L’Europe, la nation, les territoires. La loi sur la RTT, celle de modernisation sociale, le contrôle des fonds publics comme les directives européennes, les réformes fiscales sont des moyens d’orienter les entreprises vers l’intérêt général.

Une loi pour une sécurité emploi - formation aurait des implications fortes sur la vie des entreprises. Comme une modification de statut et de fiscalité de la Banque Centrale Européenne aurait des répercussions importantes sur la financiarisation des entreprises.

De la même manière, l’obtention de normes sociales progressistes contraignantes au plan européen et international comme le demandent les syndicats, modifieraient complètement la donne concernant les délocalisations et la mise en concurrence du travail, y compris qualifié, sur la planète.

Un exemple important : la droite, les forces libérales sont en train de recomposer complètement le paysage industriel et de recherche dans notre pays avec la mise en place de pôles de compétitivité. C’est la réponse libérable aux problèmes de déclin industriel et d’emploi, que nous vivons depuis les années 80. Un risque majeur est celui d’un pillage rapide de la recherche publique au détriment de l’avenir, une mise en concurrence néfaste des régions et des hommes avec une montée des inégalités de toutes natures. Notre pays ne restera pas une puissance industrielle et de services sans grands programmes cohérents qu’ils soient français ou européens, sans également obliger les entreprises qui bénéficient d’apports de la collectivité à des contreparties en retour.

En l’occurrence, quelle démocratie dans le pilotage des pôles avec la participation de toutes les acteurs concernés : état, employeurs, élus locaux, représentants des salariés, société civile... quelle évaluation, quels contrôle et suivi des projets de développement en matière sociale et d’emploi ?

L’exigence de l’évaluation démocratique à tous les niveaux me semble un élément décisif pour transformer les pratiques unilatérales de gestion et décisions qui prévalent aujourd’hui.

Autre levier d’action plus récent encore, celui des usagers, des consommateurs. Aux USA, Nike a vu son chiffre d’affaires chuter suite à une campagne publique sur le fait qu’elle faisait travailler dans le tiers-monde des enfants de moins de 14 ans. L’entreprise a dû s’engager à ne plus le faire et suite à une nouvelle campagne à obliger ses sous-traitants à ne plus le faire non plus. Nike a aujourd’hui une charte éthique de respect des droits fondamentaux. Il reste que cette entreprise continue à fabriquer des chaussures à 2 euros dans le tiers-monde et à les vendre 150 euros ici. L’action des salariés à travers leurs organisations syndicales pour des normes sociales internationales visant l’harmonisation par le haut est un élément de réponse. Mais chacun mesure que le respect de l’intérêt général nécessite de conjuguer un ensemble d’interventions venant de différents acteurs.

Pour contrer la montée des contraintes externes sur les entreprises venant des consommateurs ou de l’opinion publique, le patronat tente de promouvoir l’actionnariat populaire ou salarié, assorti de considérations éthiques, mobilisant toutes les innovations de marketing et de communication. En France, une société comme Viseo a même été créée pour donner de tels labels éthiques.

Certains prônent le regroupement d’actionnaires individuels ou salariés pour peser sur les orientations des entreprises. Non seulement on est loin de la coupe aux lèvres, car les particuliers n’ont pas le droit de cité sur les marchés financiers, mais de toute manière, on reste dans une logique où ceux qui ont l’argent dirigent et si l’objectif reste le rendement pour l’actionnaire, même avec un peu d’éthique, on ne voit pas ce qui change vraiment.

Il n’en reste pas moins que le patronat tente de reprendre à son compte le concept de RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise) pour lui donner un contenu ou plutôt un « non contenu » empêchant une conjugaison des actions dans et hors l’entreprise.

La notion de développement durable qui donne un sens à la RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise) n’est longtemps restée cantonnée qu’aux aspects environnementaux.

Ce n’est qu’à partir de 1987, que la jonction se fait entre les défis environnementaux et les défis sociaux et démographiques.

Si on considère que le Développement Durable est un processus de changement et selon la définition du rapport Brundland (1987) : « un développement qui s’efforce de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs », je trouve dommage de laisser cette notion aux grandes firmes capitalistes qui la réduisent à du marketing éthique, alors qu’elle porte une vision de l’intérêt général ouvrant à une mise en cause profonde de la mondialisation financière et du fonctionnement actuel des entreprises.

Le patronat cherche aussi à empêcher la conjugaison d’interventions entre salariés, élus des territoires, usagers ou consommateurs, populations, en ne parlant que d’une responsabilité sociétale excluant ce qui se passe dans l’entreprise. Il développe son marketing sur la sûreté, par exemple pour le transport aérien ou les centrales nucléaires, en opposition aux questions de sécurité interne qu’il préfère masquer.

Les implantations de nouvelles entreprises sont éloquentes à beaucoup de points de vue. Combien de financements publics pour Eurodisney en tant qu’infrastructures ou aides ? Combien d’emplois ? Et quels emplois, quels salaires, quels droits sociaux ? Ne parlons pas du contenu culturel ! Le patronat oppose le marketing sociétal à la réalité sociale. C’est le cas de toutes les zones franches : échange de quelques emplois contre surexploitation.

L’intervention politique qui traite de façon globale l’emploi reste très insuffisant au regard des aspirations du salariat visant une transformation de son vécu au travail.

Je ne pense pas qu’il faille ne considérer les entreprises que comme des machines à fabriquer des emplois. La nécessité de normes sociales progressistes implique déjà un retour sur les conditions du travail. Mais il faut aller plus loin et investir le champ des finalités de la responsabilité sociale des entreprises.

Il existe déjà quelques interventions syndicales, par exemple un forum citoyen RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise) regroupant Cgt, Cgc, Cfdt et autres associations en France pour améliorer l’impact de la loi sur les nouvelles régulations économiques, prévoyant pour toutes les sociétés cotées en bourse, l’inclusion dans le rapport annuel des informations sur la façon dont elles prennent en compte les conséquences environnementales et sociales de leurs activités.

En Belgique, un groupe intersyndical travaille à labelliser les entreprises selon certains critères sociaux et environnementaux : existence d’un syndicat, politique sociale, égalité hommes/femmes... intégrant les filiales et les sous-traitants. L’idée étant de rendre le maximum d’éléments transparents pour l’opinion publique et peser ainsi sur les orientations des entreprises.

En France, comme dans l’Essonne lorsque se mettent en place des lieux d’information et de dialogue syndicats - employeurs sur la gestion de l’emploi, l’expérience montre que non seulement, cela n’enlève pas aux syndicats leur fonction revendicative, mais amène, en conjuguant information publique et intervention des salariés, à sauver de nombreux emplois et à trouver des solutions autrement plus efficaces que des décisions unilatérales et fondées sur la seule rentabilité financière des employeurs.

Chacun sait également que dans les territoires, l’intervention conjuguée entre syndicats et élus des collectivités, entre salariés et population parvient dans nombre de cas à modifier la donne.

L’action des différents acteurs pour amener l’entreprise à être socialement responsable s’oppose t-elle à la compétitivité ? Je pense qu’il faut délibérément se placer dans l’idée que la RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise) avec tout ce qu’elle comporte en terme de progrès sociaux et sociétaux est au contraire un atout pour la compétitivité, même si on peut discuter le mot, en tout cas pour l’efficacité, non seulement sociale, mais aussi économique de l’entreprise.

Une proposition qui a été avancée il y a quelques années au parti communiste et dans les milieux universitaires fait aussi son chemin. Elle part de l’idée que la notion d’entreprise n’existe pas en droit. Seule existe la société d’actionnaires ; y compris le droit du travail est juridiquement construit sur cette problématique. Pourquoi dès lors ne pas proposer que l’entreprise soit définie juridiquement comme communauté de travailleurs avec un cadrage touchant à la responsabilité sociale. Le fait même que de telles idées soient débattues signifie qu’une recherche est en cours en profondeur dans la société pour orienter autrement les stratégies et les fonctionnements des entreprises.

Un autre volet me semble nécessaire à aborder concernant le besoin d’un renouveau de la notion de maîtrise publique.

Sans pôles publics en matière de crédit, en matière de communication, sans maîtrise publique dans les transports, l’énergie, l’eau, comme dans différents domaines économiques essentiels, la loi débridée du marché ne peut que continuer à imprimer une logique où l’intérêt général est secondaire ou contradictoire.

Sans maîtrise du crédit, comment relancer une politique d’emploi, sans maîtrise de certains leviers industriels de recherche, de défense, impossible de définir une cohérence d’activité dans la réponse aux besoins sociaux et environnementaux.

Ces quelques pistes plaident pour une conjugaison d’interventions de différents acteurs à tous les niveaux des processus de décision, du bureau ou de l’atelier, à la BCE ou l’OMC. Pour les propositions alternatives, il en est de même, seule une conjugaison de transformations peut modifier vraiment la donne.

L’entreprise ne peut rester en dehors de la vie politique. Il s’agit d’y construire un autre mode de développement en créant un rapport de force interne et externe, articulant social, environnement, réponse aux besoins sociaux dans une même perspective.

A l’inverse du discours de Jospin selon lequel la politique ne pouvait que s’incliner devant l’économie, la mobilisation anti-libérale du 29 mai réinterroge la gauche sur cette question. C’est le moment de faire valoir non seulement de multiples projets et propositions alternatifs, mais aussi des modes de fonctionnement fondés sur l’expression des aspirations et des besoins, la participation, la démocratie et la coopération. Un fatalisme doit tomber, le capitalisme n’est pas plus scientifique que n’a pu l’être le socialisme du même nom. Le thème de ce forum devrait être soumis à la réflexion et à l’action de l’ensemble des citoyens.

Le : 05.12.2005
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