Par Martine Lacour (1)
« Je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays, si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible. Notre monde a atteint un stade critique, les enfants n ‘écoutent plus leurs parents, la fin du monde ne peut être loin »
Cette citation de Socrate redonne un peu la mesure de la situation vécue comme paroxystique de ces dernières semaines alors que chaque société, en son temps, a généré ses Apaches, ses Blousons noirs...ses boucs-émissaires, figures de notre ennemi intérieur. Mais n’oublions pas non plus l’histoire des ouvriers au XIXème siècle, nouveaux venus des campagnes, vécus comme des « classes dangereuses » . Et, il est vrai qu’ils ont été un réel danger pour l’ordre établi puisqu’ils ont écrit les pages de l’histoire des journées de 1830, de celle de la Commune de Paris !
Ces quelques rappels historiques, je les extrais des actes du colloque de novembre 2004 organisé par l’association SAGA à la bibliothèque de Bobigny « Violences des jeunes ? Violences aux jeunes ? ». Si le problème n’est pas nouveau, il mérite qu’on s’interroge, qu’on lise ces « émeutes » non comme la manifestation d’un problème ethnique, celle d’une histoire de « racaille » à mater ou de la polygamie comme déclencheur de ces évènements ! Il s’agit de comprendre la portée politique de cette crise sociale, trait particulier d’une forme de lutte de classes.
Alors il n’en tient qu’à nous, collectivement réunis, que ces évènements de novembre 2005 fassent date après celle du 21 avril 2002 et celle du 29 mai 2005 ! Nous pourrions choisir le jour de la disparition tragique et inacceptable de Zyad Benna et de Bouna Traoré et œuvrer pour qu’ils ne soient pas morts pour rien ! Peu de gens connaissent d’ailleurs leur nom, comme si, par ce choix de l’anonymat, c’était encore, une fois de plus, une manière insidieuse de reléguer ces deux jeunes gens ...jusque dans leur mort, les mettre au ban de notre communauté d’hommes et de femmes. Que tous connaissent les noms, au travers d’une cérémonie et d’une stelle commémorative, de ces deux « fils de la République », morts, un jour noir de novembre 2005. Au temps sombre d’une époque dont on pressent, plus les jours passent, qu’ « il est fécond le ventre de la Bête immonde » ! Que tous connaissent leurs noms pour que s’inscrive dans nos mémoires l’histoire de deux adolescents, de celle de leurs familles, de leur quartier, de notre banlieue.
Par ailleurs, c’est à l’Etat d’œuvrer, d’une part, pour condamner les responsables des délits et d’autre part, pour soutenir les victimes, au travers de mesures exceptionnelles, pour que chaque citoyen - petit et grand- puisse retrouver ses outils de travail, ses lieux d’existence au mieux et au plus vite. Cependant, dans la nécessité de faire respecter la Loi de l’interdit de la violence physique et verbale, les sanctions devraient être actes de réparation pour le bien de la collectivité et non se transformer en mesures punitives, vengeresses. L’enfermement musèlera, peut-être un temps, les auteurs en prise avec leurs pulsions destructrices, parmi lesquels des « salauds de pauvres », mais quand ils réagiront en retour, ultérieurement, ils risquent de le faire de manière encore plus incontrôlée et plus violente. Pour une justice juste, il faut du discernement, de la distance, du sang froid, de l’intelligence et non des démonstrations médiatisées de l’abattage en comparution directe qui ont envoyé en prison des innocents et des jeunes, certains, sans aucun casier judiciaire !
Et puis surtout, nous les adultes, responsables de notre jeunesse, nous devons chercher à mutualiser nos savoirs- les philosophes, les sociologues, les historiens, les pédagogues, les parents, les responsables des associations, les élus des communes, ceux de la nation- avec les jeunes de ce pays ! Quelle belle initiative que cela prenne la forme d’un Grenelle des quartiers comme l’a proposé P.Braouzec ! Il est certain que c’est au travers de l’insurrection de nos consciences qu’il nous faut comprendre le phénomène sans se satisfaire trop facilement du diagnostic d’une crise d’éducation, d’un déficit parental...Le mal est plus profond ! Il faut penser ensemble des réponses pour panser les plaies de tant d’exclusions, de mépris, en tournant radicalement le dos au fameux slogan de Nike « just do it » et à l’impulsivité guerrière de Sarkozy mise en actes et en mots dans une stratégie politique aux relents fascisants.
N’oublions jamais l’éducation dont s’est réclamé Rudolf Hoess, commandant d’Autchwitz « Je considérais comme mon premier devoir de porter secours en cas de besoin et de me soumettre à tous les ordres, à tous les désirs, de mes parents, de mes instituteurs, de monsieur le curé, de tous les adultes et même des domestiques. A mes yeux , ils avaient toujours raison quoiqu’ils eussent dit. Ces principes de mon éducation ont pénétré tout mon être ». Convoquons la pensée d’Hannah Arendt(2) , elle qui avait théorisé au procès d’Eichmann sur « la banalité du mal » disant de ce nazi qu’il n’était pas un monstre mais qu’il était mu par une « curieuse et authentique inaptitude à penser ».
Apprendre à penser par soi-même et avec d’autres ! C’est ce que j’ai essayé modestement de transmettre à mes élèves quand j’ai été enseignante et c’est ce que je cherche maintenant à développer chez les jeunes professeurs des écoles en formation. Et cet apprentissage ne sera jamais fini car ce n’est pas celui des notions asservissantes de devoir, de soumission à l’autorité, mais une éthique qui « rende sensible » chacun d’entre nous « à la vocation citoyenne de servir la cause commune ». J’essaie aussi de travailler dans le sens de ce que m’a enseigné le psychanalyste, J.Lévine(3) , à la pensée et à l’action toujours aussi flamboyantes, lui, l’ancien collaborateur de H.Wallon : offrir aux enseignants des groupes de paroles appelés « Groupes de Soutien Au Soutien »(4) . Combien ces espaces « hors-menace », en dehors de la classe, sont utiles pour apprendre à déchiffrer les comportements des élèves, pour porter sur eux un regard certes, exigeant mais aussi bienveillant, un regard plus distancié, pour apprendre à enseigner à tous, d’où qu’ils viennent, quoiqu’ils fassent...Tous si différents et si semblables dans leur aspiration à être reconnus, à exister ! Détruire, s’auto-détruire, c’est toujours l’expression d’une vraie souffrance psychique !
Puisque toute la société de consommation veut nous renvoyer à un mode de vie basée sur « l’avoir », le « paraître », dans un illusoire chacun pour soi, puisque pour exister, il faudrait posséder toujours plus de biens, de marques, mieux que son voisin, plus que lui, réfléchissons ensemble à ce qui peut faire sens dans une vie sur le « mode être » et non sur « le mode avoir », comme nous l’enseigne E.Fromm. Réfléchissons aux conditions du partage des richesses, au concept de décroissance pour ensuite passer à l’action ! Si se loger dignement est un des premiers droits à (re)conquérir, vivre d’une activité professionnelle doit apporter chaque jour l’intérêt et le plaisir de se savoir utile à soi et à la collectivité. Puisque la pente de la société semble aller vers « no futur » appliquons le principe de Gilles Deleuze « Résister, c’est créer ». Ne faisons pas que souhaiter et ne nous résignons pas à l’insoutenable ! Créons, là où nous sommes, des bastions de résistances et inventons « nos futures » comme le nom choisi par un regroupement d’élus dans un Appel récent.
A la violence d’une société, à la violence de propos, ne pas répondre par la violence...c’est un effort à faire par chacun de nous. Il en va pour chacun de sa santé psychique et donc, pour un pays, de sa santé publique : apprendre ensemble à penser pour agir et moins à ré-agir, à transformer un désir de tout faire exploser violemment en une parole politisée, non policée, non ethnicisée mais porteuse de valeurs d’espérance. Voir, dans les formes d’auto-mutilation auxquelles nous renvoient les incendies d’école, le message de bien des frustrations, des humiliations, des assignations à résidence dans des images de sans- sans papier, sans toit, sans emploi, sans diplôme...Les sans-rien, indignes de tout ! Faire que les jeunes (et les moins jeunes !) comprennent que leurs prochains bulletins de vote seront un moyen d’exercer un véritable acte politique conscient, conscientisé, un acte pour reconstruire du sens en s’éloignant du « tous pourris », « bonnets blancs, blancs bonnets » et en se gardant bien d’épouser le langage ambiant populiste, la politique du carsher !
Il n’est jamais trop tard pour que, nous les adultes, même si nous sommes aussi un peu perdus, dans les mêmes désespoirs, les mêmes rêves brisés, les mêmes angoisses que ceux des populations les plus meurtries, les plus méprisées, il est urgent que nous commencions à nous relever, à nous soulever ! Redressons-nous, car il y a Urgence sociale ! Redressons-nous, nous qui le pouvons encore, pour enseigner, que l’on soit, parents, éducateurs, responsables politiques, associatifs, à nos jeunes au travers de nos paroles et de nos actions que « l’Homme ça sonne fier ! ».
Rien n’est écrit de l’histoire à venir, tout est à inventer ! Allons voir du côté des poètes, des chanteurs qui savent comment s’y prendre et faire de leurs mots des armes... « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire », disait Diderot...Les sociétés fascistes connaissent elles les enjeux de ces paroles qui donnent forme et vie aux actions puisque les premières mesures qui se prennent, c’est l’interdiction de la presse, l’information qu’on manipule ou qu’on baîllonne, les livres qu’on brûle...
Réveillons-nous car dans un sondage paru dans le Parisien, en novembre, il se trouvait que 68% de français étaient favorables à la prorogation de l’état d’urgence ! A moins que ce sondage d’opinion, comme beaucoup de sondages qui enregistrent les dites-opinions ne soit, en fait, que pure entreprise de manipulation !
Les actions prendront vie dans la pensée, les idées, les mots que nous donnent à voir, à lire et à entendre la philosophie, la littérature, l’histoire, le théâtre, toute la richesse de notre patrimoine culturel passé. Aussi, dans le présent, tous les acteurs sociaux, les intellectuels, les vrais professionnels de l’information, les responsables politiques vont devoir résister et argumenter : ce n’est pas les bonnes vieilles méthodes, la nostalgie du B-A BA et les coups de triques derrière les oreilles qui apporteront un quelconque changement ! Et ce n’est pas, non plus, en prétendant qu’il faut instaurer un dépistage dès l’âge de 3 ans pour prévenir l’apparition chez les bébés d’une délinquance potentielle ! Heureusement que des voix se lèvent depuis la parution le 22 septembre de ce fameux rapport de l’Inserm , notamment, au travers de l’éditorial du bulletin du GFEN écrit par Michel Ducom(5) « les touts-petits peuvent être dangereux ! » et de l’appel « Non à la Chasse aux bébés »(6) paru dans l’Humanité du 2 décembre 2005.
Allumer...le feu aux consciences, pour faire naître les étincelles dans le regard de tous nos bambins et de nos ados de la Seine St Denis et d’ailleurs, on peut s’y essayer tout de suite ! En n’assignant pas à résidence les jeunes dans ce qu’ils sont, dans ce qu’ils savent, en rejetant l’idée d’un savoir minimum, de l’apprentissage à 14 ans ! On peut s’y essayer tout de suite à se mettre en route, avec eux, pour les rendre curieux de tout, savoir tout du Monde, de l’histoire, du passé, du présent, des batailles gagnées, perdues ! On peut s’y essayer tout de suite à inventer l’avenir dans les petits riens du quotidien quand on s’arroge encore et toujours le droit de penser et quand on s’autorise encore et toujours à rêver le Monde pour le transformer !
Cher professeur
Je suis un survivant de camp de concentration
Mes yeux ont vu ce qu’aucun homme ne devait voir :
Des chambres à gaz
Construites par des ingénieurs instruits,
Des enfants empoisonnés
par des praticiens éduqués.
Des nourrissons tués
Par des infirmières entrainées.
Des femmes et des bébés exécutés et brûlés
Par des diplomés des collèges et d’universités.
Je me méfie donc de l’éducation.
Ma requête est la suivante :
Aidez vos élèves à devenir des êtres humains.
Vos efforts ne doivent jamais produire des monstres éduqués,
Des psychopathes qualifiés, des Eichmann instruits.
La lecture, l’écriture, l’artihmétique ne sont importantes
Que si elles servent à rendre nos enfants plus humains.
Texte anonyme qu’un proviseur américain avait coutume d’envoyer à ses professeurs à chaque rentrée scolaire...
1 Formatrice à l’IUFM de Livry Gargan en Seine St Denis, co-auteure avec Y.Béal et F.Maïaux de « Ecrire en toutes disciplines, de l’apprentissage à la création » Bordas 2004
membre du Groupe Français de l’Education Nouvelle et de l’Association des Groupes de Soutien Au Soutien
2 Hannah Arendt, Considérations morales, 1971
3 Jacques Lévine,Pour une anthropologie des savoirs scolaires- de la désappartenance à la réappartenance, ESF 2003
4 J.Lévine/J.Moll « Je est un autre- pour un dialogue pédagogie-psychanalyse- ESF 2001
5 Michel Ducom est secrétaire général du GFEN
6 L’appel a été initié par J.M Doussin, secrétaire départemental du PCF de Seine ST Denis, Eliane Assassi sénatrice de Seine ST Denis, Dr Mario Salvi, médecin généraliste, administrateur du Conseil National de liaison des centres de santé, Hélène Franco, vice-présidente du Syndicat de la magistrature, J.P Rosencveig, président de DEI France, Me P.Roulette , avocat, président de le FCPE 93