L’activisme législatif vis-à-vis du marché du travail n’a guère cessé depuis le retour de la droite au pouvoir :
Remise en cause des 35 heures et du principe d’ordre social qui est au cœur du droit du travail [1], généralisation des « aides à l’emploi » au bénéfice des entreprises, création du RMA et d’autres formules de contrats aidés (contrat d’avenir, contrat d’accompagnement vers l’emploi, etc.),
hausse et recentrage de la prime pour l’emploi afin de favoriser le développement du temps partiel, création du contrat nouvelle embauche pour les PME et d’un CDD « spécial » pour les seniors, exclusion des jeunes pour le calcul de certains seuils en matière d’institutions représentatives du personnel, contrôle accru sur les chômeurs et baisse de leurs droits à indemnisation avec une nouvelle dégradation programmée dans le cadre de la nouvelle convention Unedic qui doit être conclue avant le 31 décembre, etc. Quelle est la cohérence de ces mesures ? Pour en rendre compte, il n’est pas inutile de revenir sur deux questions clefs : la définition même du chômage et les controverses quant aux politiques susceptibles de le réduire.
Le chômage : cette lourde responsabilité sociale
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le chômage est « inventé », c’est-à-dire reconnu par la société (Salais et alii, 1986). Une véritable révolution dont les enjeux restent d’actualité. De quoi s’agit-il ? Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le chômage est considéré comme un simple attribut du travail : les travailleurs « chôment » parfois, en raison notamment des saisons mortes agricoles. Aux côtés des travailleurs, la société ne reconnaît que les catégories suivantes : les vieillards et enfants qui ne sont pas en âge de travailler (avec un débat sur l’âge légal du travail des enfants), les invalides qui peuvent légitimement bénéficier des secours (avec un débat pour savoir s’ils doivent être privés ou publics) et, enfin, les « vagabonds ». Ces derniers, qui hantaient déjà l’Ancien Régime, sont réputés en âge de travailler, à même de le faire (ils ne sont pas invalides), mais s’y refuser afin de bénéficier indûment de la charité privée ou publique. Ils sont en conséquence pourchassés, parfois enfermés dans des « maisons de travail » (les fameuses workhouse en Angleterre). A la fin du XIXe siècle une rupture majeure s’impose. La société reconnaît une nouvelle catégorie : les chômeurs compris cette fois comme ceux qui sont sans emploi, qui en recherchent, mais qui n’en trouvent pas à défaut d’emplois suffisants. Rupture majeure car l’on sort du seul registre de la responsabilité individuelle. Si chômage il y a, ce n’est pas à cause de la volonté de ceux qui y sont, mais de la société elle-même. Il relève, par construction, d’une responsabilité sociale et appelle, en conséquence, une intervention sociale.
La loi sur les accidents du travail votée en 1898 confirme ce basculement majeur en termes de représentation (Ewald, 1986). Jusqu’au milieu du XIXe siècle le dommage causé par l’accident est supporté par le salarié au nom du fait qu’il est propriétaire de son travail et le vend librement. Au milieu du siècle, la jurisprudence donne aux salariés la possibilité de poursuivre l’employeur en justice. Encore faut-il qu’il apporte la preuve de la responsabilité pour faute de celui-ci. Cela arrive rarement, mais le grand patronat des secteurs à « risques » (mines, chemin de fer...) est suffisamment menacé (en cas de condamnation au pénal c’est la prison qui guette) pour qu’il en appelle lui-même à un nouveau régime. D’où la loi de 1898 : si la pierre est tombée sur la tête de l’ouvrier, ce n’est ni de son fait, ni de la volonté de l’employeur. Le risque est social, inscrit dans la vie, la production collective. Il n’est imputable à personne si ce n’est à la société elle-même. C’est la société qui est responsable et c’est donc à elle d’offrir des garanties pour y remédier.
On conçoit que la reconnaissance du chômage ainsi que la loi sur les accidents du travail aient donné lieu à d’âpres débats (près de vingt ans de débats parlementaires pour le vote de la loi de 1898). Les libéraux ne sont pas dupes : si, à côté de la responsabilité individuelle - celle du contrat et de la responsabilité pour faute inscrite dans le Code civil -, reconnaissance d’une responsabilité sociale il y a, c’est donc que le tout n’est pas réductible au jeu des parties, l’intérêt général au jeu des intérêts particuliers. Un raisonnement qui logiquement justifie qu’aux côtés des relations contractuelles et marchandes, de la prévoyance et de la bienfaisance individuelles se déploie une intervention publique. Leurs craintes étaient justifiées. A posteriori, on peut juger que c’est dès la fin du XIXe siècle, avec notamment l’ « invention » du chômage et la loi de 1898 sur les accidents du travail que s’est, en effet, noué le basculement vers un nouveau monde, celui de l’Etat social. Par Etat social, on désigne les quatre piliers que sont la protection sociale, les instruments de régulation du marché du travail (droit du travail, négociation collective...), les services publics et les politiques économiques de soutien à l’emploi et à la croissance. Autour de ces quatre piliers, qui ont pris leur plein essor après la Seconde Guerre mondiale, le XXe siècle nous a finalement légué une véritable révolution. Une révolution que l’on peut juger d’actualité si du moins on admet que l’intérêt général n’est pas réductible au jeu des intérêts particuliers.
L’Etat social n’est pas sans limite. Certaines d’entre elles sont endogènes, comme la bureaucratie, ce qu’il serait vain et surtout contre-productif de nier. D’autres proviennent du caractère inachevé de l’Etat social : la démocratie confinée aux portes de l’entreprise ou bien encore le statut des sans emploi. Où l’on retrouve la question du chômage.
Les droits des chômeurs ont toujours été les parents pauvres de la protection sociale (Daniel et Tuchszirer, 1999). Si le chômage a été reconnu à la fin du XIXe siècle, il a fallu attendre 1958 pour que soit créée l’Unedic. Entre-temps la couverture des chômeurs incombait essentiellement aux caisses locales (avec subventions de l’Etat). De 1958 à 1979, cette couverture s’est améliorée. Dès 1982 et 1984 cependant, avec l’instauration d’une séparation stricte entre régimes d’assurance (allocations proportionnelles au salaire antérieur, financées par cotisation, et limitées en durée selon la période de cotisation) et d’assistance (minima sociaux financés par l’impôt), les conditions d’indemnisation sont durcies. Elles n’ont cessé de se dégrader depuis lors.
Le chômage est sans conteste, en France, la première préoccupation sociale : on le comprend puisque près de 10 % de la population active est officiellement au chômage et que le sous-emploi global de la main-d’œuvre - en ajoutant donc les sans-emploi non recensés comme chômeurs, les temps partiels « contraints » et les diverses formules de cessation anticipées d’activité (préretraite, dispense de recherche d’emploi) - est plus proche de 30 %. Paradoxalement pourtant, l’effort financier de la société pour y répondre est particulièrement faible : les diverses allocations chômages représentent moins de 10 % du budget de la protection sociale, moins de 3 % du PIB.
Le fait que le chômage ait toujours été le parent pauvre de la protection sociale s’explique aisément. Le chômage, on l’a dit, engage une responsabilité sociale, au même titre que ce qu’on nomme les « risques sociaux » (retraite, santé, etc.). Mais il y a plus : il exhibe une faute particulièrement « lourde » de la société. La légitimité du capitalisme repose au fond sur l’idée qu’en dépit de ses multiples défauts (accroissement des inégalités, tendance à la marchandisation de toutes les relations sociales...), il est le système le plus efficace pour accroître la richesse. Or le chômage vient percuter directement cette prétention. Qu’est-il d’autre en effet que l’interdiction faite de facto à 10 %, 15 %, 20 %, 50 % de la population dans certains pays, de créer de la richesse ? Prendre la question sous cet angle, ce qui est rarement fait, permet de comprendre pourquoi les gouvernants ont toujours été enclins à revenir sur la reconnaissance même du chômage, en laissant entendre que si sans-emploi il y a, c’est de leur fait. La politique des gouvernements Raffarin puis de Villepin l’illustre jusqu’à la caricature.
Placer comme priorité de son action vis-à-vis des chômeurs leur contrôle accru et le développement des incitations au travail, c’est instiller dans les têtes que les chômeurs sont quelque peu responsables de leur situation. A l’appui de cette politique, de très nombreux rapports ou études se sont succédé ces dernières années sur les fameuses « trappe à chômage ». Si on les suit, les sans-emploi préféreraient le confort supposé suffisamment douillet du chômage, avec ses allocations de remplacement (assurance chômage, ASS et Rmi), à la reprise d’activité (d’où leur enfermement dans des « trappes » à chômage). La priorité serait donc de rendre le travail « attrayant », en baissant ces allocations, dans tous les cas en ne les augmentant pas, et en « incitant » les chômeurs à coup d’incitations disciplinaires (c’est le volet contrôle) et monétaires (c’est la vocation de la prime pour l’emploi [2]) à accepter des petits boulots mal payés, le mi-temps payé au SMIC horaire devenant la norme en la matière.
Les limites de ce type de mesures sont connues. En premier lieu, nombreuses sont les études qui montrent que l’ « incitation » à la reprise d’activité, y compris pour un simple temps partiel, existe déjà. La plupart des chômeurs a fortiori lorsqu’ils ne perçoivent que l’ASS, le RMI ou rien du tout, comme nombre d’entre eux, ce qu’on oublie trop souvent [3], sont prêts à accepter « n’importe quoi » pour travailler. Car le gain monétaire existe, y compris pour un temps partiel, a fortiori si on se réfère au gain futur « espéré » de la reprise d’emploi [4]. Car, au-delà du seul gain monétaire, l’emploi est synonyme de socialisation, de rupture avec la solitude et le sentiment d’« inutilité au monde ». Seconde limite : elles ne créent pas ou guère d’emploi. Selon les libéraux, conformément à la loi des débouchés, l’offre est réputée créer sa propre demande sur l’ensemble des marchés, y compris sur celui du travail. Les offreurs de travail (les travailleurs) n’auraient donc qu’à se « remuer », pour susciter une demande (de la part des entreprises). Avec cette difficulté : au (très) grand maximum, on enregistre 300 000 offres d’emploi non satisfaites à l’ANPE [5] à comparer aux quelque 2,5 millions de chômeurs officiellement enregistrés. Troisième limite : ces dispositifs contribuent à « casser » l’un des piliers du pacte social le plus élémentaire qui veut que tout travail mérite salaire. Le patronat ne cesse ainsi de rappeler l’existence de la prime pour l’emploi pour refuser dorénavant toute hausse des bas salaires ou du SMIC. L’Etat, soutient-il, « n’a qu’à payer » s’il veut faire œuvre de justice. Combinés aux « aides à l’emploi », les dispositifs d’incitation à la reprise d’activité incitent en fait les entreprises à ne plus augmenter les salaires. Au nom de la lutte contre les « trappes à chômage », qu’on peine à repérer dans la réalité, ce sont de bien réelles « trappes à pauvreté » qui sont créées [6]. Des « trappes à pauvreté » par lesquelles des travailleurs se voient durablement offrir comme seule perspective de carrière un emploi au SMIC (souvent à mi-temps). D’où la quatrième et dernière limite : l’incitation faite à spécialiser l’économie vers des emplois au rabais peu qualifiés, comme si un pays développé comme la France pouvait, à long terme, gagner à ce type de compétitivité.
Mais il y a plus grave : sous un vocable « moderniste » (« trappes à chômage », « désincitation au travail »...), on en revient, en fait, à la figure du vagabond d’antan. Redoutable régression de la responsabilité sociale au registre nécessairement culpabilisant de la responsabilité individuelle. Redoutable régression aussi d’un point de vue théorique. A partir des années 1980, un certain nombre de travaux néo-classiques s’étaient employés à rendre compte de l’existence d’un chômage « involontaire ». On pouvait, et l’on devait de notre point de vue, les juger fragiles et contestables (cf. infra). Ils témoignaient néanmoins d’un certain infléchissement que le retour en force des théories du chômage volontaire annihile à l’évidence.
La manipulation de masse des chiffres du chômage n’est pas sans rapport avec ce qui vient d’être dit. Conformément au tournant opéré à la fin du XIXe siècle, le BIT définit le chômage comme la situation de ceux qui sont sans emploi, en recherche un et sont disponibles pour l’occuper. Ceux qui sont volontairement sans-emploi ne sont nécessairement pas pris en compte ici. Laisser entendre qu’une bonne partie des sans emploi sont en fait dans cette situation légitime évidemment leur « sortie » des listes du chômage. Quelle est l’ampleur de ce traitement purement statistique du chômage ? On aimerait que l’Union européenne finance des recherches sur le sujet. On aimerait, à côté des innombrables thèses et travaux de recherches néo-classiques sur les « trappes à chômage » et autres « rigidités structurelles » du marché du travail, qui s’apparentent à ce qu’il faut bien nommer du simple « clonage » scientifique, tant le corpus d’hypothèses de base retenues est systématiquement identique, voir poindre quelques travaux de recherche audacieux sur la question. Les éléments de connaissance fragmentaire dont on dispose attestent de l’ampleur du phénomène : la Grande-Bretagne compte quelques deux millions d’ « invalides du travail » ou de « malades de longue durée », un million de plus qu’il y a dix ans, les Pays-Bas comptent un million d’invalides (12 % de la population active), soit deux fois plus que le nombre de chômeurs officiellement recensés. En France, l’ANPE a été massivement réorganisée afin de réduire administrativement le chiffre du chômage. Trois procédés sont en particulier utilisés : la mise à l’écart des demandeurs d’emploi jugés « inemployables », via la multiplication des « contrôles » (l’absence au contrôle et la radiation administrative représentent 45 % des motifs de « sortie » du chômage, soit de l’ordre de 200 000 personnes par mois - données de septembre 2005 -) ; l’orientation des autres vers une demande d’emploi temporaire ou à temps partiel qui ne sont pas prises en compte dans les statistiques du chômage [7] ; la « dispense de recherche d’emploi » qui ne l’est pas plus. Selon les données de l’ANPE elle-même, près de deux millions de demandeurs d’emploi inscrits dans ses fichiers ne sont ainsi pas pris en compte dans les statistiques du chômage, sans compter donc ceux qui ne sont pas inscrits [8].
La théorie néo-classique dominante aime à réduire les relations économiques et sociales à un simple jeu de maximisation des utilités individuelles. On aimerait qu’elle se penche, ne serait-ce qu’à cette aune, sur la désutilité que représente le chômage et le surcroît de désutilité que représente le fait d’être considéré comme « invalide », « malade » ou bien encore « chômeur volontaire » et, de ce fait, rendu responsable de son exclusion, alors même qu’on aspire à rien d’autre qu’à rejoindre le lot commun de ceux qui vivent de leur emploi. Au-delà, il reste à chiffrer le coût social global du chômage en intégrant la valeur de la production « perdue », les moindres recettes fiscales et sociales, les coûts induits en termes de santé, d’insécurité civile engendrée par l’insécurité sociale, même si celle-ci n’est pas réductible à celle-là.
La société, on l’a dit, consacre très peu de ressources à indemniser « ses » chômeurs. On peut ainsi estimer à moins de 15 milliards d’euros les fonds nécessaires afin de permettre à tous ceux qui sont sans emploi et qui reçoivent moins de 750 euros par mois - et ils sont nombreux - de percevoir cette somme. C’est moins que les aides à l’emploi distribuées aux entreprises pour des créations d’emploi qu’on peine à repérer. C’est moins que les cadeaux fiscaux distribués aux riches au cours des dernières années. C’est seulement 1 % du PIB, sachant qu’à l’inverse de ces derniers, ces flux financiers se retrouveraient immédiatement en termes de surcroît de consommation et donc de production, ce qui permettrait, si on ajoute les moindres coûts sociaux notamment en termes de santé, d’autofinancer largement la mesure.
Le plein emploi est-il possible ?
Comment réduire le chômage ?
Pour la théorie néo-classique dominante, il résulte d’un coût salarial trop élevé généré par les « structures » du marché du travail. Traditionnellement, les néo-classiques pointent le rôle de structures « exogènes », extérieures au marché (Etat et syndicats), qui viennent perturber son fonctionnement (Smic, droit du travail, protection sociale qui augmente les « charges », salaire minimum, allocation chômage, etc.). Le chômage est le plus souvent ici considéré comme « volontaire » (il est dans tous les cas volontairement créé par l’Etat, les syndicats). A partir des années 1980, de « nouvelles » théories (salaire d’efficience, insider/outsider...) ont mis l’accent sur le rôle de structures « endogènes » liées à des imperfections propres au marché du travail (dans la circulation de l’information notamment ce qui obligerait les entreprises à verser des salaires supérieurs au salaire concurrentiel). Un siècle après sa naissance, la théorie néo-classique disposait enfin de théories du chômage « involontaire ». Rupture à la fois réelle - largement remise en cause par le retour en force des théories du chômage volontaire - et secondaire, puisque l’essentiel n’est pas remis en cause : dans tous les cas, le chômage résulte d’un coût jugé excessif du travail. Partant de là, les néo-classiques se divisent à nouveau entre libéraux et sociaux-libéraux. Les premiers, qui s’appuient le plus souvent sur les vieilles explications, plaident pour un démantèlement des « structures » (baisse ou suppression du Smic, des allocations chômage, etc.). Les seconds, qui s’autoproclament « néo-keynésiens » (ou « nouveaux keynésiens »), plaident pour l’intervention publique. Pas n’importe laquelle cependant : il s’agit toujours de faire baisser le coût du travail, mais, en l’occurrence, via des « aides à l’emploi » ou des dispositifs d’« incitation » à la reprise d’emploi mal payé. Au final, les uns et les autres convergent pour juger que les politiques keynésiennes de relance sont inefficaces et même contre-productives (elles augmentent inutilement la sphère d’intervention publique). D’où la focalisation sur les « nécessaires politiques structurelles », entendues comme les politiques qui visent à assouplir les « structures » jugées intempestives sur le marché du travail. Une focalisation quasiment obsessionnelle dans le vocabulaire de certains cénacles, notamment européens (déclarations de la Banque centrale européenne, rapports de la Commission, contenu des Lignes directrices sur l’emploi, etc.).
Pour les keynésiens¬ (ou les marxo-keynésiens), la baisse du coût du travail ne garantit pas l’emploi et peut même aboutir à l’inverse (en comprimant la consommation elle déprime les débouchés des entreprises et donc la production). Le niveau global de l’emploi, dans cette optique, n’est pas une « variable de marché ». Il ne dépend pas de la confrontation d’une offre de travail (des travailleurs) et d’une demande (des entreprises) autour d’un prix (le salaire réel). Il dépend du circuit global de l’économie et notamment de la demande d’ensemble anticipée par les entreprises. Le capitalisme libéral ne garantit en aucun cas le plein-emploi. D’où la nécessité de politiques budgétaire, monétaire ou de redistribution des revenus. Les dépenses publiques, par exemple, permettent de soutenir la production et l’emploi et, partant, les recettes publiques futures, ce qui assure finalement la résorption « par le haut » des déficits publics [9]. La politique de création monétaire, de son côté, loin d’être nécessairement inflationniste comme le soutiennent les libéraux, peut favoriser l’investissement privé mais aussi public. Les « politiques de l’emploi », centrées sur le marché du travail, ne sont pas primordiales ici, même si certaines peuvent être utiles (hausse des allocations chômage et du salaire minimum pour soutenir la consommation, réduction du temps de travail).
Les politiques de relance d’inspiration keynésienne sont-elles encore d’actualité ? Outre les arguments néo-classiques déjà évoqués, d’autres arguments leur sont fréquemment opposés sur lesquels il n’est pas inutile de revenir, pour montrer qu’on ne se défait pas si aisément de la controverse entre néo-classiques et keynésiens.
Premier argument : l’idée selon laquelle « la croissance ne créerait plus d’emploi ». Les controverses sur les politiques à mettre en œuvre pour soutenir la croissance seraient donc vaines. Cet argument est aisément réfutable : dans la plupart des pays industrialisés, les gains de productivité par tête sont (au moins) deux fois moindres, depuis 1975, qu’ils ne l’étaient durant les Trente Glorieuses. Toutes choses égales par ailleurs, la croissance est donc deux fois plus « riche en emploi » aujourd’hui [10].
Second argument : la baisse programmée de la population active permettra sans difficulté de résorber le chômage [11]. L’idée sous-jacente a la force de la simplicité : le chômage n’étant rien d’autre que la différence entre la population active et l’emploi, il suffit d’attendre la baisse de la population active, sous l’impact de la démographie, pour que le chômage baisse mécaniquement. Inutile donc, à nouveau, de se pencher sur les controverses quant aux politiques à mettre en œuvre pour créer des emplois. Avec cette difficulté : les évolutions sur longue période montrent que ce sont les évolutions de l’emploi, et non de la population active, qui jouent un rôle majeur en matière de détermination du chômage. De 1950 à nos jours, les Etats-Unis ont vu leur population active multipliée par 2,5, le Japon par 2 et l’Europe par seulement 1,5. Des différences saisissantes que l’on ne retrouve pas, loin s’en faut, en termes de taux de chômage [12]. Simplicité, a fortiori malthusienne, n’est décidément pas raison.
Troisième argument : des formules telles que l’ « allocation universelle » ou le « revenu de citoyenneté » permettraient, dans un contexte de supposée crise de la « valeur travail », de résoudre la « question sociale » sans avoir à se soucier du niveau de l’emploi. Sans compter les risques de déstabilisation de l’ensemble du système de protection sociale que recèle nécessairement ce type de propositions, on peut leur opposer notamment l’objection suivante : à moins de considérer que la richesse monétaire se crée en quelque sorte toute seule, sous l’effet du general intellect, ce que certains n’hésitent pas à soutenir (cf. notamment Hardt et Negri, 2000) [13], que vaut une société où certains travailleraient pour produire ladite richesse et d’autres pas ? [14]
Quatrième argument : la réduction du temps de travail suffirait à résoudre la question de l’emploi. Logiquement, cet argument, n’est pas infondé, ce qui le rend d’ailleurs qualitativement différent des précédents. Reste néanmoins un problème concret. Selon les estimations les plus favorables, le passage aux 35 heures a permis de créer de l’ordre de 500 000 emplois (Husson, 2002). Ce n’est évidemment pas négligeable et largement suffisant pour réfuter les discours libéraux à l’encontre de la RTT. Mais c’est aussi relativement peu au regard des quelques 1,8 millions d’emplois créés entre 1997 et 2001. Le fait que les 35 heures aient été en partie entravées, dès les lois Aubry I et II, par une série de dispositions, en particulier pour les PME, ne change pas qualitativement ce diagnostic. Bref, si le ticket croissance et RTT est sans doute le bon pour réduire le chômage, on ne peut, en toute rigueur, négliger l’importance du premier terme et hypertrophier le second.
D’où un cinquième argument portant sur l’environnement :
La pollution et l’épuisement des énergies fossiles ne rendent-ils pas caduques la recherche effrénée de la croissance ? Les thèses en faveur de la décroissance abondent en ce sens. Entre autres arguments, on peut leur opposer que la croissance ne signifie pas nécessairement celle des industries polluantes. Un enseignant, une infirmière, même du public, au même titre d’ailleurs qu’un producteur « bio », « contribuent » au PIB. A focaliser le débat sur le niveau de la croissance on s’expose donc à deux écueils : être largement inaudible par tous ceux qui ont le sentiment de « manquer » de pas mal de choses (logement décent, santé, nourriture saine, etc.), travestir le débat indubitablement fécond que porte la contestation écologique sur le contenu de la croissance.
Last but not least : le dernier argument porte sur les marges de manœuvre en matière de politique économique. La mondialisation ne sonne-t-elle pas le glas des politiques keynésiennes ? Créditons à cet argument une part de vérité. Les politiques keynésiennes sont l’un des piliers de l’Etat social et le fait que celui-ci se soit déployé dans le cadre des Etats nations citoyens n’est pas le fruit du hasard. Dès lors que l’Etat se démocratise, repose sur la citoyenneté démocratique, on conçoit que « ceux d’en bas » réussissent à imposer une réorientation « sociale » de son intervention. La mondialisation, en ce sens, peut s’analyser comme un fantastique moyen pour contourner les limitations politiques opposées à la domination du capital. La citoyenneté étant, si du moins on en retient une acception forte (le pouvoir exercé par le peuple à travers notamment l’élection de ses représentants), une chimère à l’échelle mondiale (il n’existe pas de République mondiale... et quel monstre bureaucratique serait-elle d’ailleurs ?), on conçoit que le transfert des centres de décision à cette échelle soit fonctionnel pour certains intérêts. Poser les questions en ces termes invitent, pour le coup, à critiquer le mouvement même de mondialisation [15]. A un niveau plus concret, on peut soutenir que des « marges de manœuvre » demeurent dans tous les cas. Au niveau national tout d’abord : les quelque deux millions d’emplois créés, en France, entre 1997 et 2001, pour ne prendre que cet exemple, en témoignent. On peut, en effet, imputer ces créations d’emplois record à un relâchement, timide mais réel, des dogmes libéraux (Fondation Copernic, 2001). Le fait que l’Allemagne et l’Italie n’aient pas enregistré, au même moment, de telles performances le prouve. Au niveau européen ensuite : l’Europe, prise comme un tout, est un espace commercial relativement « fermé », au même titre que les Etats-Unis ou le Japon, ce qui plaide pour le déploiement de politiques de relance à cette échelle. Ces politiques, pour répondre à nouveau à l’argument précédent, peuvent parfaitement être « écologiquement correctes » : ferroutage, recherche, santé, soutien aux nouveaux adhérents (qui, par défaut, se lancent dans la concurrence socio-fiscale). Un tel déploiement suppose une réorientation radicale de la construction européenne. Est-ce possible ? Il ne faut pas sous-estimer les blocages à ce niveau. L’expérience du communisme aidant, on conçoit que certains pays européens soient réticents à l’accroissement de la sphère d’intervention publique. D’où la solution des coopérations renforcées qui permettraient aux pays qui le désirent d’avancer dans le déploiement de politiques publiques volontaristes, avec l’espoir que la démonstration de leur efficacité incite les réticents à suivre. Le programme ultra-libéral de la « grande coalition » en Allemagne ne plaide guère en ce sens à court terme. On peut néanmoins parier que son échec annoncé réhabilite rapidement cette question des coopérations renforcées.
En guise de conclusion : quelle sécurité sociale professionnelle ?
De nombreux travaux se sont succédés ces dernières années qui plaident en faveur d’une sécurité sociale professionnelle ou de dispositif de sécurité emploi - formation. Chacun, entre deux emplois, se verrait offrir une formation, ce qui permettrait de réduire les chiffres du chômage puisqu’un travailleur en formation n’est pas considéré comme chômeur.
De nombreuses critiques peuvent être adressées à ces travaux [16].
Souvent elliptiques sur l’explication du chômage, ils confortent ainsi l’idée selon laquelle les politiques keynésiennes de soutien à l’emploi seraient, au fond, dépassées. A l’instar des néo-classiques, ils se focalisent d’ailleurs sur le seul « marché du travail », même si les réformes qu’ils préconisent sont plus qualitatives qu’orientées vers la baisse quantitative du coût du travail. Autre limite : ils accréditent l’idée selon laquelle émergerait un modèle d’emploi intrinsèquement instable. Les données statistiques indiquent pourtant que la durée du lien d’emploi n’a pas baissé dans les pays industrialisés au cours des vingt ou trente dernières années. Les choses ont certes bougé depuis lors. Sous la pression du chômage, la précarité incontestablement s’est accrue. Mais les mobilités volontaires se sont tassées. Plus que l’instabilité intrinsèque des emplois, ce sont donc les formes de la mobilité qui ont changé, la précarité et les licenciements se substituant aux démissions. De ce diagnostic, on peut déduire que l’enjeu est bien d’abord de réduire le chômage [17].
Sur le papier, les dispositifs envisagés permettent de répondre à la question du chômage sans aborder de front la question du niveau de l’emploi. Peu importe, à la rigueur, le niveau de ce dernier, puisqu’un travailleur en formation n’est de toute façon pas chômeur. Mais que vaut une formation si elle ne débouche pas sur un emploi ? Si l’emploi vient à manquer, les formations ne risquent-elles pas de tourner à vide ? Peut-on exiger de la main-d’œuvre, a fortiori si elle est peu qualifiée et en souvenir d’échec de scolarisation, d’enchaîner formation sur formation, si elles ne débouchent pas sur un emploi ? Passé un certain temps, à défaut de véritable emploi, ne sera-t-on pas conduit à proposer des petits boulots ? Au final, le « learnfare » proposé est-il si éloigné du « workfare » préconisé par les libéraux où, pour toucher leur allocation, les chômeurs doivent accepter des emplois mal payés ? Autant de questions qui montrent qu’on ne se débarrasse pas si facilement de la question du niveau de l’emploi et des controverses entre néo-classiques et keynésiens quant aux politiques économiques à mettre en œuvre pour l’augmenter.
Alors que le travail est de plus en plus cognitif, repose sur des connaissances en constante évolution, qu’il tend donc à se confondre avec la formation, l’expression même de sécurité emploi-formation tend à séparer ces deux termes. Avec une conséquence qui explique l’engouement du patronat pour la « formation tout au long de la vie » : favoriser le rejet de la formation hors de l’emploi, et son coût hors de la charge des entreprises.
Ces réserves étant posées, il est cependant un écueil : laisser entendre que la question posée, des garanties statutaires à offrir entre deux emplois, est infondée. En ayant le souci d’une certaine dialectique par rapport aux critiques avancées, on peut au contraire soutenir qu’elle est doublement fondée. En premier lieu car on ne peut décemment offrir comme seule réponse aux chômeurs d’attendre les effets des politiques keynésiennes sur l’emploi. En second lieu, il faut bien admettre que si on ne compte plus les luttes « contre les licenciements », on peine à se souvenir d’une issue victorieuse d’une seule d’entre elles. Le plus souvent, elles permettent uniquement d’en améliorer les conditions. La question du statut à offrir aux sans-emploi se pose donc. La notion de sécurité sociale professionnelle vise en ce sens juste. A la double condition de ne pas en faire un substitut aux politiques économiques de soutien à l’emploi et de ne pas lâcher la proie du droit du travail pour l’ombre du droit des reconversions, on peut même y voir l’un des axes majeur de la nécessaire refondation de l’Etat social.
Preuve du caractère inachevé de celui-ci, les sans-emploi, on l’a dit, ont toujours été les parents pauvres de la protection sociale. Le fait que le travailleur puisse bénéficier d’un authentique statut, y compris quand il est privé d’emploi, peut être l’une des pistes pour un nouvel âge de l’Etat social. Mais quel doit être ce statut ? Plus que la formation, on peut soutenir que c’est la rémunération des sans-emploi qui est d’abord en jeu. Une rémunération, et les moyens ne manquent pas, qui contribuerait d’ailleurs à donner un sens aux formations. Au-delà, on peut soutenir que le statut à bâtir doit viser à ce que le travailleur privé d’emploi ne soit plus considéré comme un chômeur, stigmatisé et insécurisé par de faibles ressources. En offrant un tel statut professionnel, c’est finalement la figure même du chômeur, telle qu’elle existe depuis un siècle, que la société peut se proposer de faire disparaître.
Bibliographie
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Hardt M. et Negri T. (2000), Empire, Exils, coll. Essais.
Husson M. (2005), « Fin du travail et revenu universel », Critique communiste, n°176, juillet.
Husson M. (2002), « Réduction du temps de travail : une nouvelle évaluation », La Revue de l’IRES, n°38 - 1., pp. 3-32.
Ramaux C. (2004), « Misères de l’altermondialisme ? », Mouvements, La Découverte, janvier
Ramaux C. (2005), « ‘Sécurité sociale professionnelle’ ou ‘sécurité emploi - formation’ : une solution au chômage en trompe l’œil », Working paper du Matisse, septembre, ftp://mse.univ-paris1.fr/pub/mse/cahiers2005/R05060.pdf
Salais R., Baverez N. et Reynaud B. (1986), L’invention du chômage, PUF, coll. Economie en liberté.
Notes :
[1] Ce principe stipule qu’une règle de niveau inférieur ne vaut que si elle accorde un « plus » au salarié (l’accord de branche doit être plus favorable que la loi, l’accord d’entreprise plus favorable que celui de branche, etc.).
[2] La prime pour l’emploi a été introduite par le gouvernement Jospin. Pour parer à l’accusation de conversion à l’impôt négatif, mesure défendue depuis longtemps par les libéraux afin de développer des petits boulots mal payés, il a décidé de « calibrer » la PPE sur le temps complet. On ne fait cependant pas impunément du keynésianisme avec des instruments néo-classiques. Ce qui était attendu est donc arrivé : au nom de la justice et de l’équité (un temps partiel ne mérite-t-il pas plus d’aides qu’un temps plein ?), le gouvernement Raffarin a recalibré la PPE sur le temps partiel.
[3] L’Ass n’est accessible qu’aux salariés qui ont travaillé plus de cinq ans au cours des dix dernières années. Cela exclut de facto les jeunes, qui ne peuvent non plus prétendre au Rmi (s’ils n’ont pas d’enfant). Ces deux minima sociaux sont en outre versés sous conditions de ressources du foyer, ce qui exclut nombre de ceux, quel que soit leur âge, dont le conjoint travaille.
[4] Le chômeur qui accepte un temps partiel au Smic horaire peu espérer obtenir ultérieurement un temps complet et/ou un salaire horaire plus élevé.
[5] Les offres d’emploi non satisfaites enregistrées par l’ANPE sont en fait bien moindres et renvoient fréquemment à un simple « délai de réponse » (temps de sélection des candidats, d’enregistrement de l’embauche, etc.).
[6] Les aides à l’emploi désincitent les entreprises à augmenter les salaires : en cas d’augmentation, elles paient, en effet, cette hausse mais aussi les cotisations dont elles étaient auparavant exonérées.
[7] Le chômage au sens de l’Anpe ne comprend que la catégorie 1 des demandeurs d’emploi en fin de mois (DEFM) : ceux qui recherchent un CDI, à temps plein et qui n’ont pas travaillé plus de 78 heures dans le mois. Sont donc non intégrés ceux qui recherchent un temps partiel (cat. 2) et ceux qui recherchent un emploi temporaire (cat. 3), soit respectivement 450 000 et 300 000 personnes (données : septembre 2005). Ne sont pas non plus prises en compte les catégories 6, 7 et 8 (qui correspondent aux catégories 1, 2 et 3 mais avec plus de 78 heures de travail dans le mois), soit 700 000 personnes et les 400 000 « dispensés de recherche d’emploi ».
[8] Outre les radiés, un certain nombre de nombreux chômeurs (jeunes diplômés notamment) ne s’inscrivent pas à l’ANPE.
[9] Dans cette optique keynésienne, ce sont les dépenses initiales qui assurent, via la croissance qu’elles entraînent, les recettes (c’est l’ « effet cagnotte ») et finalement l’équilibre des comptes publics. Les solutions libérales de baisse des dépenses publiques sont jugées contre-productives y compris pour l’équilibre des comptes publics : elles étouffent la croissance et l’emploi et donc les recettes.
[10] En fait les choses ne sont pas « égales par ailleurs » : la croissance se traduit par une hausse des gains de productivité (rendements d’échelles plus aisés, etc.).
[11] On retrouve cette idée, par exemple, dans l’ouvrage de J. Boissonnat (2001).
[12] De même : la décroissance démographique enregistrée ces dernières années en Allemagne s’est accompagnée d’une explosion et non d’une baisse du chômage.
[13] Cf. Ramaux (2004) pour une critique plus large de cet ouvrage considéré par certains comme la « bible » du mouvement altermondialiste, ce qui témoigne, à tout le moins, d’une certaine misère de celui-ci.
[14] Pour une critique plus systématique des thèses en question, voir M. Husson (2005).
[15] Ce qui n’interdit pas de mettre en œuvre des politiques internationales sur certains domaines (environnement, taxation des mouvements de capitaux, etc.).
[16] Cf. Ramaux (2005) pour un exposé plus systématique de ces critiques.
[17] Les évolutions de l’emploi sur la période 1997-2001 en témoignent. Dans un premier temps la précarité de l’emploi s’est certes accrue (30 % des emplois créés entre 1997 et 1999 étant précaires pour un stock initial de l’ordre de 10 %). Les 500 000 emplois nets créés entre mars 2000 et mars 2001 ont, à l’inverse, tous pris la forme de CDI à temps plein (Aerts et Mercier, 2001).
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