Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM)

Les migrants, le travail et les droits

Par Bernard Dreano

Les migrations de masse de travailleurs sont une donnée permanente du capitalisme depuis un siècle et demi, et notamment dans notre pays. Ces travailleurs ont toujours été utilisés comme « armée de réserve » permettant de peser sur les conditions de travail, les rémunérations et les droits de l’ensemble des travailleurs.

C’est vrai des immigrations internes (exode rural) et, bien entendu, a fortiori des immigrations externes (coloniale ou étrangère) dans la mesure ou les immigrés disposent d’un statut inférieur à celui des autochtones. Dès lors les représentants (réels ou supposés) de ces derniers ont toujours balancé entre une attitude « protectionniste » contre la pression de l’immigration pour protéger les droits acquis des travailleurs autochtones (dont font aussi partie les migrants antérieurs), ou au contraire une attitude « intégrationniste » visant à unifier autochtones et immigrés en égalisant « par le haut » les droits et conditions d’existence des seconds par rapport aux droits acquis des premiers. Certains aspects du récent débat à l’occasion du référendum sur le traité constitutionnel laissent penser que ce débat est toujours à l’ordre du jour.

Les effets de l’actuelle forme de la mondialisation créent toutefois des conditions nouvelles impliquant un réexamen de cette problématique et une réflexion sur les moyens de lutter pour l’égalité des droits.

L’intégration ouvrière et syndicale

Pendant la période antérieure, en particulier la phase de reconstruction et de croissance économique d’après guerre, les flux migratoires étrangers importants, que notre pays a connu, étaient essentiellement des flux de travailleurs d’origine rurale accédant à des emplois industriels. Cette « immigration de travail » était évidemment aussi une « immigration choisie », au sens que Nicolas Sarkozy donne aujourd’hui de ces deux concepts, puisqu’elle répondait directement aux besoins de main d’œuvre des entreprises, et même souvent à l’instigation de ces entreprises elle-même (une initiative qui s’est perpétuée jusqu’à la fin de cette période de plein emploi industriel, les houillères embauchant même « temporairement » des Marocains pour faciliter de « dégraissage » des effectifs par le départ de certaines catégories de travailleurs au statut garanti, dans la perspective de la fermeture des mines).

L’immigration ouvrière de cette période, jusqu’au milieu des années 70, se déroulait dans un pays ou le mouvement social, au moins en partie et au moins en théorie, était prêt organiser cette fraction de la classe ouvrière, ou de contribuer à ses besoins. Malgré d’évidentes limites, et même l’influence des idéologies racistes et xénophobes jusque dans ses rangs, le syndicalisme français, en particulier la CGT et la CFDT, s’est efforcé de syndiquer les immigrés. Cette inclusion dans le mouvement social existait aussi hors de l’entreprise, quoique de manière moins affirmée, à travers l’action de mouvements politiques de gauche (communistes, PSU et d’extrême gauche), et des mouvements associatifs, notamment chrétiens (la Jeunesse Ouvrière Chrétienne fut même un temps une forme d’organisation possible pour de jeunes travailleurs musulmans). Tout cela non sans contradictions et conflits entre tendances politiques françaises opposées comme entre les organisations françaises traditionnelles et les structurations propres aux immigrés eux-mêmes en relation avec les pays d’origine. En gros toutefois, le « mouvement ouvrier » - si l’on donne à ce mot son sens politique le plus large -, contribuait à l’intégration d’une immigration ou la figure de l’ouvrier industriel prédominait.

Nouvelles immigrations, nouveaux emplois, nouvelle précarité

Après le tournant des années 70 la situation a changé du tout au tout. La structure du salariat français s’est modifiée avec la monté des services et le déclin de l’emploi industriel (même si celui-ci n’a pas disparu). Les processus de production ont évolué du fait de la robotique et de l’informatique, tandis que le recours à la sous-traitance et à l’intérim contribuait à atomiser les salariés en tant que puissance collective. Un chômage de masse et permanent s’est installé. L’idéologie néolibérale a remis en cause le pacte de l’après guerre et les acquis sociaux accumulés depuis les luttes pour la journée de huit heures du début du siècle jusqu’aux avancées de l’immédiat après 1968.

Les structures classiques d’un mouvement populaire centré sur la classe ouvrière se sont affaiblies ou effondrées, les syndicats et partis de gauche bien sur, mais aussi ce mouvement associatif diffus d’éducation populaire et d’initiative sociale, chrétien progressiste ou laïque. Les nouveaux mouvements de lutte qui sont apparus depuis lors (par exemple les mouvements dit « des sans »), n’ont à l’évidence pas la capacité d’organisation structurante des anciens.

Les nouvelles vagues migratoires se sont donc trouvées, à leurs arrivés, plus vulnérables que les précédentes. Pour les bénéficiaires du regroupement familial, les femmes et enfants des ouvriers, n’existait plus, comme vecteur d’insertion et de socialisation dans le pays d’accueil, que des associations en général locales (au mieux) ; tandis que les nouveaux travailleurs migrants étaient employés dans des entreprises ou les syndicats n’existaient pas ou plus. Quant aux travailleurs en situation illégale, s’ils ont parfois connu une certaine socialisation au travers des mouvements de sans papiers, elle est par définition limitée dans son objet et sa durée. De plus en plus, les seules structures d’autodéfense des migrants ont donc été des organisations de proximité ou de solidarité liées aux communautés d’origine.

Parallèlement la majorité des enfants de travailleurs d’origine africaine sub-saharienne ou nord- africaine était confrontée à un phénomène ignoré des immigrations ouvrières précédente, l’existence, pour une deuxième, voire une troisième génération, de la précarité et du chômage qui s’est additionné à de la persistance, voire au développement, de formes de discriminations racistes, conduisant pour une même classe d’age, quels que soient les niveaux de formation, à des taux de chômage supérieurs pour les Arabes et les Noirs.

Dès lors la situation des primo migrants devient globalement plus difficile (avec des différences selon les origines nationales, les compétences, le bon vouloir administratif du moment), les immigrés devenant de surcroît les boucs émissaires de la xénophobie ambiante y compris comme forme de réponse idéologique à la crise sociale (par exemple les déclarations du ministre contre les « polygames). Et les « issus de », enfants français des deuxièmes ou troisièmes générations sont eux même victimes en retour de cette xénophobie qui contribue à alimenter une crise qui va s’amplifiant en boucle à l’encontre des étrangers nouveaux migrants et des populations françaises traitées en minorités « indigènes de la République ». Et se sont succédées sur les écrans de télévision les images de Ceuta et Melilla et celles de Clichy sous bois !

Roger Fauroux, dans son récent rapport sur les discriminations à l’emploi ne peut que constater que « les discriminations vis-à-vis des maghrébins et des noirs, pour les appeler par leur nom, qu’ils soient français ou non, est dans le domaine de l’emploi, largement et impunément pratiquée ». Et ajoute l’ancien industriel et ancien ministre, actuel président de la Haute autorité contre les discriminations (HALDE) « au stade de l’embauche, l’origine ethnique, révélée par le faciès, le nom ou seulement l’adresse, est un handicap spécifique et particulièrement invalidant et cela quel que soit le niveau d’études ou de qualification du candidat » .

L’exemple de la formation professionnelle

La formation professionnelle est souvent présentée comme un moyen privilégié de lutte contre les discriminations et de voie pour égaliser les chances des migrants comme des enfants de migrants. Malheureusement ce « moyen privilégié » est lui-même gangrené par l’inégalité. Une étude récente de l’Insee nous rappelle à ce sujet le poids de l’inégalité sociale ( 56% des cadres déclarent avoir suivi une formation l’année précédant l’enquête contre 18% des employés et ouvriers) et de l’inégalité « ethnique » : 44% seulement des cadres d’origine étrangère et 9% des ouvriers et employés d’origine étrangère déclarent avoir suivi une formation l’année précédant l’enquête. Pire, « les chômeurs de longue durée, même formés, sont concurrencés par des chômeurs plus récents ou plus diplômés qui ont la faveur des recruteurs », et le « Portait Social » de l’INSEE souligne le risque de « stigmatisation négative » des anciens bénéficiaires de politiques d’emploi et de formation, en particulier lorsque les employeurs potentiels perçoivent la formation comme une voie « thérapeutique » de réinsertion, « sans lien réel avec leurs besoins immédiats » .

Toutefois chacun s’accorde à penser qu’une bonne formation et une bonne insertion des primo-migrants sont des condition,s non seulement de leur propre progression, mais aussi du développement favorable de leurs enfants éventuels. Pourtant la loi dite « de programmation pour la cohésion sociale » initié par Jean Louis Borloo et promulguée le 19 janvier 2005 n’a pas pris en considération les demandes des associations concernant la formation linguistique des migrants.

L’exemple de la formation professionnelle démontre qu’il n’y a pas de progrès significatifs en ce qui concerne les moyens de parvenir à une égalité des chances pour les travailleurs migrants, et pour leurs familles. Ce constat négatif est aggravé par celui que l’on peut faire concernant la régression des droits sociaux et civiques des étrangers. Tout semble indiquer qu’une tendance se dessine pour remettre en cause les droits égaux acquis par les migrants extra communautaires ces dernières années, notamment pour ceux originaires du Sud. C’est vrai, nous l’avons évoqué, des droits familiaux, pourtant reconnus par les conventions internationales ratifiées par la France. Cela commence à être le cas en ce qui concerne des droits acquis de longue date. De ce point de vue, le décret du 27 août 2004, privant de leur droit d’éligibilité et d’élection aux Chambres de métiers, les ressortissant étrangers extra communautaires, et fragilisant la position de dizaine de milliers de personnes, constitue un précédent de mauvais augure.

Ainsi, à la dégradation des conditions d’accès à l’emploi, notamment du fait des discriminations, s’ajoute une dégradation des droits dans l’exercice de cet emploi, dans le cadre d’une remise en cause de certains éléments du droit du travail, et même la remise en cause de droits civiques et sociaux acquis parfois de longue date.

Résistance ou régression

Cette tendance à la régression n’est toutefois pas univoque. Certains milieux patronaux se sont même inquiétés des effets désagrégateurs des mécanismes discriminatoires. La branche du travail temporaire a signé un accord avec l’Etat pour « promouvoir les discriminations et promouvoir la diversité », des entreprises grandes et moyennes ont signé une « Charte de la diversité », etc. Reste à savoir ci cela a un effet. Roger Fauroux, l’un des promoteurs la dite Charte ? reconnaissait d’ailleurs que de la majorité des entreprises signataires ne savaient guère quelles actions conduire !

Si cette bonne volonté plus ou moins intéressée de patrons éclairés n’est pas à dédaigner, à l’évidence ce n’est pas elle qui permettra d’inverser une tendance régressive et xénophobe à l’œuvre mais bien une véritable résistance à cette idéologie et aux politiques qu’elle induit. De telles résistances existent évidemment. Mais on peut se demander si elles sont bien adaptées à la diversité des situations des différentes catégories de migrants (et même d’enfants de migrants). Certaines actions doivent concerner les migrants eux-mêmes, comme le font les syndicats espagnols ou finlandais qui organisent des actions de sensibilisations dans certains pays de départ. D’autres concernent la défense des droits économiques sociaux et familiaux, des migrants installés et de leurs familles, et dans ce domaine la synergie entre mouvements de droits de l’homme, collectifs de luttes et organisations syndicales est encore largement insuffisante. Un problème de synergie qui est également évident en matière de lutte contre les discriminations pour les représentants des victimes discriminées ainsi que les organisations antiracistes, syndicales et politiques.


1 La lutte contre les discriminations ethniques dans le domaine de l’emploi, Rapport au Premier ministre présenté par Roger Fouroux, Documentation française 2005. 2 Les immigrés en France, étude de l’INSEE, septembre 2005 3 DARES « la formation professionnelle des chômeurs » publié dans le Portrait social 2004-2005 de l’INSEE, novembre 2004