Vote des étrangers, citoyenneté et colonialisme

Par Sidi Mohammed Barkat, Chercheur associé CNAM, Paris

Qui ne voit que la question de la citoyenneté ne saurait se réduire à celle du vote ? Plus encore, ou plus concrètement, qui ne voit que cette question ne saurait se réduire à celle du vote à une époque où le rituel du vote a largement perdu de son éclat ?

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Le consensus qui semble se réaliser autour de cette question, et notamment en ce qui concerne le vote aux élections municipales pour les « étrangers extra-communautaires », peut faire craindre qu’il ne s’agisse là de rien d’autre que de l’expression de la capacité du système politique d’accepter une légère ouverture dont il tirerait un bénéfice symbolique notable. Il ferait du droit de vote une nouvelle ressource versée au compte de l’apologétique du système politique tel qu’il existe. Pourtant, il n’est pas écrit dans le ciel que la question doive être confinée dans des considérations tactiques sans portée réellement politique, c’est-à-dire d’émancipation humaine. Pensée convenablement, elle pourrait être comme l’intrusion d’un élément étranger, hétérogène au système, capable de porter les choses de la politique plus loin, dans une zone encore inconnue, une surrection contribuant à tordre le cou à l’économie générale de la politique instituée, le grain de folie démêlant la toile dans laquelle l’existence demeure suffoquée. La manière de poser cette question pourrait contribuer à une transformation du réel, aux antipodes du simulacre qui ne manquera pas d’être mis en scène en ce domaine comme en tant d’autres.

Laissons momentanément de côté la question du vote et de l’éligibilité à l’échelon local. Même si sa dimension symbolique n’est pas négligeable, situons-nous résolument du côté de la question du vote et de l’éligibilité à tous les échelons, c’est-à-dire de celle qui s’attaque clairement à l’espace mis en représentation sous la figure de l’intouchable, celui de la souveraineté. C’est elle, en effet, qui nous permettra peut-être de porter la pensée à ses confins. L’intouchable en ce domaine signifie que la règle qui organise le vote ne se discute pas. L’argument essentiel que l’on oppose à l’idée d’un élargissement du vote aux étrangers, celui du lien indéfectible de la nationalité et de la citoyenneté, est fondé sur la référence à cet espace-là. De sorte que la question du vote peut paraître intimidante. Et en premier lieu pour la pensée, car les choses ne se joueraient pas sur le même plan. Lié à la souveraineté, le vote ne serait pas une simple technique, l’expression d’une opinion à travers une procédure déterminée, mais un rituel empreint de quelque chose de l’ordre du tabou ou du sacré. Or, lorsqu’une réalité interfère avec la question du sacré, s’impose alors l’interdit d’y toucher comme le dernier mot. Toucher au vote suscite de la part de l’institution et de ceux qui s’y identifient une opposition qui ne relèverait plus de l’horizon de la raison mais confinerait au fanatisme. Et dans cette perspective, la question du vote ferait partie de ces choses que l’on protège, que l’on situe au-delà d’une ligne rouge que l’on ne passe pas. Et de fait, elle n’a pas été passée. Elle n’a pas été passée, pas même sous sa forme symbolique de vote aux élections municipales. Que signifie le mot de François Mitterand en 1988, « l’état des mœurs ne le permet pas » (Lettre à tous les Français), sinon cela, en l’occurrence la ligne ne peut être passée ou encore la ligne n’a pas encore bougée ? Dès lors, le maître mot dans ce domaine ressemble étrangement à celui dont pourraient relever certaines croyances : l’attente. Attendre des jours meilleurs, comme on attend le Salut ou le Messie. Mais voilà, l’on peut raisonnablement concevoir que la question du vote n’est pas de l’ordre de la religion, mais de celui de la cité. C’est d’ailleurs en cela qu’elle a à voir avec la citoyenneté. Et le plan de la cité et de la citoyenneté n’est pas celui de l’attente, mais de l’action.

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Observons d’abord qu’en réalité, la ligne rouge a été passée. Pas pour ce qui concerne les étrangers « extra-communautaires », mais pour les communautaires. Pas n’importe comment ni sur tous les plans, mais elle a été passée. Et si certains ont regretté, critiqué, désapprouvé, condamné, le fait s’est accompli, sans déflagration sociale attestée. On peut expliquer puis justifier cette transformation par une panoplie de raisons dont celle, sans doute convaincante, de la construction d’une nouvelle citoyenneté, celle-là européenne. Il reste que la ligne rouge a été passée et que cela veut dire qu’une société est capable de faire bouger les limites qu’elle s’est imposée, mêmes sacrées, lorsqu’elle en a la volonté. Dès lors, la question se pose de savoir pour quelles raisons ce qui a été possible pour les communautaires ne l’est pas pour les « extra-communautaires ». Sans doute pour y répondre faut-il se demander de qui l’on parle lorsque l’on fait référence aux « extra-communautaires ».

Il ne s’agit pas de l’ensemble des « extra-communautaires » mais, pour l’essentiel, des résidents anciens colonisés ou descendants de colonisés, notamment africains, ou encore de ceux qui pourraient leur être assimilés. Prenons l’exemple des Algériens dont le nombre important et l’ancienneté de leur présence sont significatifs. Avec cet exemple, il apparaît clairement que le formalisme juridique que recouvre la référence au lien qui unit la nationalité et la citoyenneté n’est pas convaincant. Depuis le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 jusqu’à aujourd’hui, il est proposé aux colonisés algériens et à leurs descendants voulant accéder à la qualité de citoyen d’introduire auprès des services compétents une demande de naturalisation. Or, jusqu’à l’année 1958, pour eux, la nationalité est déliée de la citoyenneté puisque bien que français ils n’ont pas la qualité de citoyen, la naturalisation étant la procédure légale qui leur permet d’y accéder. Par conséquent, si la naturalisation s’impose aussi à des Français, il faut chercher ailleurs que dans le rapport de la nationalité à la citoyenneté ce qui rend possible ou interdit l’acquisition de la qualité de citoyen par ces derniers. Il est dit dans les textes que le statut personnel auquel sont rattachées les personnes permet ou non l’attribution ou l’acquisition de la citoyenneté. Les Français de statut personnel de droit commun sont citoyens. Ceux, parmi les Français, qui sont de statut personnel de droit local sont maintenus dans le statut d’indigène, l’octroi de la qualité de citoyen leur étant interdit. Ce sont là les principes. Les choses se compliquent passablement dans les faits. En effet, les enfants de père étranger - pour la plupart européens - seront automatiquement naturalisés par la loi du 26 juin 1889. Les colonisés, quant à eux, afin de bénéficier de la qualité de citoyen, doivent se soumettre à un dispositif de naturalisation particulièrement vétilleux, d’abord administratif, puis administratif ou juridique avec la loi du 4 février 1919. Autrement dit, il est admis que la culture des Européens les prédispose à l’exercice de la citoyenneté et donc à la vie civilisée, quand celle des colonisés est supposée s’y opposer. Ce moment de l’histoire de la politique et des institutions françaises me paraît décisif pour la compréhension de notre question. Les pratiques en matière d’acquisition de la citoyenneté sont telles qu’elles ne dépendent nullement du principe de la nationalité. Le clivage fabriqué de toutes pièces à cette époque-là ne différencie pas les Français (dont les colonisés) et les étrangers (dont les Européens), mais bien les Européens (Français et étrangers) et les colonisés (Français). Cette situation remarquable dissout le critère de la nationalité dans celui de la culture ou de l’origine.

Ainsi peut-on voir clairement que le critère de la culture ou de l’origine n’est pas utilisé comme un organe descriptif, objectif ou neutre, mais fabriqué comme un opérateur politique permettant de différencier la société selon un horizon qui tourne largement le dos aux principes issus de la Révolution française. L’idéal contre-révolutionnaire l’emporte alors et emporte avec lui l’ensemble des catégories de la pensée politique, faisant du citoyen un citoyen culturellement homogène (ce que j’appelle le citoyen communautaire), de la souveraineté une souveraineté pour les Européens, de la nation un ensemble divisé entre une nation vraie et une nation fausse, etc. Or, rien n’est venu depuis contredire cette vision qui continue de peser de tout son poids sur les représentations et les pratiques étatiques et sociales. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que si les « extra-communautaires » sont tenues à distance de la souveraineté, si en ce qui les concerne le caractère sacré des institutions demeure intangible, et que les limites dans lesquelles ils sont confinés ne semblent pas devoir bouger, ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas français, mais bien parce qu’ils continuent, à l’instar de leurs ascendants, d’appartenir à une filiation supposée indigne de participer à la prise en charge de sa destinée. C’est alors que la revendication du droit de vote pour les « étrangers extra-communautaires » possèderait cette vertu de replacer la question de la participation aux choses de la cité au-delà de la question du lien de la nationalité à la citoyenneté qui n’est rien d’autre que le voile qui recouvre le clivage réel fondé sur le critère de l’origine, et qui divise et hiérarchise la société.

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Si la référence au lien de la nationalité à la citoyenneté n’est qu’un voile qui empêche de voir les véritables déterminations politiques des institutions, des pratiques et des représentations sociales, cela veut dire également que le droit de vote octroyé aux étrangers « extra-communautaires » - ou la seule discussion publique autour de ce droit - pourrait avoir une incidence sur ce qui se joue à l’intérieur du cercle de la nation française. Il pourrait avoir des conséquences positives sur la condition des Français descendants de colonisés dont l’existence en tant que citoyens est prise, elle aussi, dans les rets d’agencements sociaux encore en partie emprisonnés dans le préjugé colonial. Ces agencements empêchent, en effet, les nationaux français descendants de colonisés de s’approcher de trop près des fonctions de souveraineté, d’autorité ou de commandement. Là encore, ainsi qu’il apparaît, c’est vers la séquence coloniale de l’histoire de la France qu’il faut donc se tourner. Reprenons l’exemple algérien. Si, en effet, la nationalité n’était plus le critère de l’attribution de la qualité de citoyen, la naturalisation des colonisés algériens ne suffisait pas non plus à assurer leur appartenance effective au corps souverain. Le corps politique étant assimilé à la filiation régie par la culture européenne, les institutions françaises qualifiées parfois dans la littérature coloniale de « gallo-romaines » se donnant à voir comme l’accomplissement de cette culture dans le droit, les colonisés naturalisés bénéficiaient pour la forme seulement du qualificatif de citoyen. Ils ne pouvaient en exercer les prérogatives au-delà d’une limite nullement écrite, mais réelle, toujours ajustée de telle sorte qu’ils ne puissent mettre en cause, même symboliquement, la suprématie de la bonne filiation à laquelle ils ne pouvaient par essence appartenir. Les situations du naturalisé et de l’indigène n’étaient certes pas purement et simplement assimilables, mais quant à l’essentiel, en l’occurrence le rapport matériel ou symbolique à la souveraineté, on ne pouvait vraiment pas les distinguer.

Défaire le nœud de la nationalité et de la citoyenneté par l’octroi du droit de vote aux « étrangers extra-communautaires » permettrait de reconsidérer l’idée de citoyenneté à partir d’un angle nouveau, hétérogène à la vision coloniale de l’homme et du monde, dans lequel ce qui importerait, ce ne serait plus le critère de l’origine mais l’axiome selon lequel n’importe quel homme ou quelle femme serait une puissance de vie. Or, la puissance de vie ne se conçoit pas sans le rapport au pays. La puissance de vie chez un homme s’actualise lorsque ce dernier entre dans un rapport singulier avec d’autres hommes pour transformer le pays. C’est sans doute cela que l’on peut d’ailleurs appeler « citoyenneté » ou « appartenance à la cité » : la capacité collective, à travers des agencements créatifs, d’ouvrir un monde ou de déplier un pays dont on devient ainsi un habitant. Dans le même mouvement, l’homme transformerait le pays et se transformerait lui-même de telle sorte qu’on l’appelle citoyen. Lorsque des hommes et des femmes sont empêchés de participer à ce dépliement à différents niveaux d’activités, cela veut dire qu’ils sont encore maintenus dans une configuration sociale fondée sur l’origine, et donc inscrits dans la filiation supposée constituée de membres incapables de construire un pays, d’entrer dans une relation rationnelle et sensible à un pays. C’est alors que le pays dans lequel ils vivent n’est pas leur pays, qu’ils ne sont pas vraiment ses habitants. Il faut souligner que ces hommes et ces femmes ne sont pas totalement exclus du monde, ils y sont en tant qu’ils participent à des activités subalternes, loin de toute fonction d’autorité ou de commandement, ils y sont en tant qu’ils ne comptent pas vraiment. Autrement dit, ils ne sont pas placés en situation de pouvoir participer, à travers un mouvement collectif, à l’ouverture d’un monde. Ils sont considérés comme des êtres foncièrement incapables. Et l’on voit ainsi quelle serait la portée subversive que pourrait avoir le vote des « étrangers extra-communautaires » : ouvrir la porte à des puissances de vie, là où l’état de la situation participe à leur arbitraire limitation.