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L’« autre Europe » commence à émerger

Thomas Lemahieu - envoyé spécial.

Réunis à Florence, les représentants des associations, des syndicats et des partis politiques planchent sur une « charte des principes » qui sera défendue au Forum social d’Athènes.

Florence (Italie),

La paix comme valeur centrale, l’extension de la démocratie, la citoyenneté de résidence, le développement des services publics, la défense acharnée des biens communs, etc. Un « tsunami » pour l’autre Europe ? L’expression, convoquée par un militant catalan, n’est sans doute pas des plus heureuses, mais elle dit la volonté d’aller vite. Trois ans après le premier Forum social européen (FSE), les représentants des associations, des syndicats et des partis politiques, tous engagés dans le processus de construction d’un mouvement altermondialiste, sont retournés le week-end dernier à Florence afin de tenter d’élaborer une « charte des principes de l’autre Europe ». Face à l’Union européenne, jusqu’ici vecteur du néolibéralisme sur le continent, aujourd’hui empêtrée dans une crise sans précédent après le double « non » aux référendums français et hollandais, le mouvement altermondialiste presse le pas : décidée au mois de juin à Paris, cette initiative, parallèle à la pétition européenne en voie de finalisation, devrait déboucher sur la présentation et l’adoption d’un document en mai 2006, lors du prochain FSE dans la capitale grecque, afin d’opposer une « stratégie d’Athènes » à la fameuse « stratégie de Lisbonne ».

Pour une « puissance alternative »

Autour de la paix, élément structurant au sein du mouvement altermondialiste, l’idée d’étendre à l’Europe les termes employés dans l’article 11 de la Constitution italienne - « L’Italie répudie la guerre comme moyen de résolution des conflits » - fait son chemin. « L’Union européenne doit reconnaître la paix comme un droit fondamental des citoyens et des peuples », avance Raffaela Bolini (ARCI). Elle refuse les guerres prétendues « humanitaires » et promeut l’idée d’une « sécurité commune et interdépendante ». Toutefois, conseille le Hongrois Endre Simò, « les peuples doivent se choisir un système collectif de défense », car « le monde va continuer de s’appuyer sur les forces militaires, et pas seulement sur les forces sociales ».

À propos des rapports avec le reste du monde, Élisabeth Gauthier (Espaces Marx) invite, selon l’idée d’Étienne Balibar, à penser l’Europe comme une « puissance alternative » : « On doit se méfier de l’idée d’un monde multipolaire où les différents pôles entreraient en concurrence, considère-t-elle. L’Europe doit avoir du poids dans les processus internationaux, non plus pour exploiter mais pour coopérer. Nous devons imposer un nouvel internationalisme et disputer aux États les relations internationales, qui demeurent aujourd’hui leur domaine réservé. »

Alors que, comme le rappelle le député européen Vittorio Agnoletto (GUE-GVN), l’Union organise le « pillage néocolonial » de l’Afrique à travers les accords bilatéraux sur le commerce et l’OMC, la syndicaliste Alessandra Mecozzi (FIOM-CGIL) explique dans la même veine que l’Europe doit « refuser toute stratégie de domination économique, politique et militaire ».

Citoyenneté pour tous

Au moment où, en France, l’embrasement des quartiers populaires remet au centre les exigences d’égalité et de justice sociale pour tous et, à ce titre, interpelle très largement les forces de transformation sur tout le continent, un accord parfait se dessine autour de la citoyenneté de résidence dans l’Union européenne. « C’est devenu très urgent, estime la féministe Imma Barbarossa, d’avancer vers une citoyenneté universelle, accordée à tous les résidents, déliée du droit du sol comme du droit du sang. » Cependant, quand les « principaux intéressés » ne sont pas là, le mouvement altermondialiste se trouve confronté à une contradiction de taille : « On ne peut rien faire sans les mouvements de migrants, fait valoir le syndicaliste basque Josu Egireun. Nous devons les intégrer dans nos convergences. » Plus largement, en matière de droits sociaux et de droit du travail, Angela Klein (Marches européennes contre le chômage) préconise de les énoncer dans une charte allant bien au-delà de celle dite « des droits fondamentaux » : emploi, protection sociale, prestations de santé « gratuites et de qualité », salaire et revenu minimaux, etc. Pour le syndicat italien de juges Magistratura democratica, Papi Bronzini revendique le « droit de grève y compris de solidarité » dans toute l’Union ainsi que le « droit à un revenu de citoyenneté » incompressible et déconnecté de l’emploi. « Moi, je ne considère pas que le droit à un salaire minimal soit un droit inaliénable, s’oppose Gianfranco Benzì (CGIL). C’est le droit à un salaire décent que nous devons exiger dans les textes. »

« Enjeu politique, social démocratique parce qu’ils touchent à l’égalité des droits, au partage des richesses et à la capacité des citoyens de définir des politiques publiques utiles à tous », selon Annick Coupé (Union syndicale Solidaires), la question de la centralité des services publics pour l’autre Europe ne souffre, sans surprise, guère de discussion dans le mouvement altermondialiste. Marco Bersani (ATTAC Italie) suggère de régler un des débats en avançant la notion de « propriété sociale » : « Cela permet d’écarter la propriété privée, mais cela nous interdit aussi de retomber dans une gestion bureaucratique qui a, par exemple, permis en Italie de lancer les campagnes contre les services publics. » « On ne pourra rien développer en termes de services publics s’il n’y a pas d’autres politiques économiques, et on doit en avoir conscience un peu plus nettement dans nos débats, observe Marc Mangenot (Fondation Copernic). Tout le secteur de la finance et du crédit échappe complètement au secteur public, et la BCE, prétendument indépendante, est un obstacle au développement des services publics. » À propos des ressources naturelles, « biens communs » de l’humanité, Alfonso Gianni (Refondation communiste) propose d’en revenir à l’étymologie du mot « république », « res publica » (« la chose publique ») : « Pour qu’il y ait une république, on doit avoir quelque chose de palpable, un bien commun sous la main, l’eau, l’air, la terre, développe-t-il. Si tout cela était abandonné au privé, il n’y aurait plus de république ! » Pour Francine Bavay (Verts), alors que « notre patrimoine génétique, qui est le premier des biens communs, est aujourd’hui menacé par les OGM », il faut, « à travers cette notion clé de bien commun et par le biais des choix démocratiques, lier les questions environnementales et sociales ». Et Bernard Cassen (ATTAC France) d’appuyer dans le même sens : « Si nous voulons que cette initiative se transforme en tsunami, on doit absolument prendre en compte l’existant. »

La démocratie inachevée

C’est naturellement sur les formes institutionnelles de l’Union européenne que le résultat des discussions à l’intérieur du mouvement altermondialiste paraît le plus éloigné d’une position commune. À côté des Italiens, qui défendent très vigoureusement une orientation fédéraliste, Antonis Manitakis (Fondation Poulantzas) promeut, lui, l’idée d’une « fédération des peuples » : « On ne doit pas détruire les démocraties nationales, mais les coordonner. Le processus constituant en Europe ne peut pas ressembler au processus constituant des États nationaux, puisque aujourd’hui il n’existe pas un peuple européen. À l’échelle européenne, il doit y avoir un processus constituant continu et permanent. » Quand, à la lumière de l’expérience référendaire en France, Christine Mendelson (PCF) rappelle que « c’est l’initiative populaire qui doit changer la donne dans l’Union européenne », Rachel Garrido (PRS) embraye, mais en restreignant : « Seul le suffrage populaire peut transformer la face de l’Europe. » Pour Marco Berlinguer (Transform Italia), il s’agit désormais de conjuguer « le multiple et le commun » afin d’« aider à la création d’une nouvelle subjectivité politique post-nationale en Europe ».

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