L’Humanité

Quelle "transformation sociale" proposer ?

« Vous avez pris la parole, gardez-la ! »

Par Jean Lojkine, sociologue

Je voudrais revenir sur les réflexions de Roger Martelli (2) à propos d’un récent sondage d’opinion sur les intentions de vote des Français pour la présidentielle de 2007 (3). Selon lui, en termes d’influence électorale, la gauche en France serait aujourd’hui divisée à parts égales entre une gauche de gouvernement « réaliste », mais qui accepterait le néolibéralisme, et une gauche « protestataire » qui porterait les aspirations populaires à la « transformation sociale », mais manquerait de crédibilité, faute de propositions alternatives. Quant au PCF, il ne serait pas sorti de sa longue évolution négative et serait marginalisé, faute de réussir à donner une nouvelle image politique crédible qui permettrait de sortir de ce « face-à-face » entre protestation utopique et gestion « réaliste ».

Mon questionnement vient de l’usage aujourd’hui très répandu de la notion de « transformation sociale ». Suffit-il, en effet, de se référer à « l’esprit de transformation sociale » pour lutter de manière crédible contre le néolibéralisme, mais aussi apporter une contribution spécifique des communistes aux différentes alternatives antilibérales ? Rappelons tout d’abord l’origine historique de la notion de « transformation sociale ». Elle est revendiquée par Édouard Bernstein, le grand théoricien du tournant « réformiste » dans la social-démocratie allemande, à la fin du XIXe siècle, lors du débat du Parti social-démocrate sur le « révisionnisme ». « Transformation sociale » signifie pour lui « changement des fondements de l’ordre social », mais laisse ouvert le débat sur la voie à emprunter : la voie parlementaire, pacifique, gradualiste, prônée par Bernstein, ou la voie de la rupture révolutionnaire identifiée par lui à l’insurrection, la violence illégale (4).

De façon significative, un siècle plus tard, on retrouve aujourd’hui le même débat dans la gauche européenne (5) entre « gradualisme » (passage progressif, légal, par le suffrage universel, à un nouvel ordre social) et rupture révolutionnaire... à travers la même référence à la « transformation sociale ». De même aujourd’hui, la gauche dite radicale dans toutes ses composantes oppose-t-elle les vraies « réformes » (des services publics notamment) à « la » réforme libérale identifiée à une « contre-réforme », mais les débats politiques des années soixante autour du passage au socialisme, des nationalisations et du seuil minimum nécessaire à la « rupture » avec le capitalisme semblent avoir perdu de leur pertinence après l’écroulement du système soviétique et l’essor de la mondialisation capitaliste.

Il n’empêche que les questions alors posées sur la rupture avec le système capitaliste demeurent plus que jamais d’actualité en France comme dans le monde entier et interpellent toutes les formations de gauche comme le mouvement altermondialiste : quel bilan tirer des nationalisations de 1981 ? Une autre gestion était-elle possible dans les services publics que celle qui copie les critères de rentabilité financière ? Peut-on ouvrir le capital d’entreprises publiques au capital privé tout en maintenant le cap d’une logique de service public ? Quelle sécurité d’emploi et de formation mettre en oeuvre : comment parvenir à un vrai débat démocratique, non élitiste, sur les différents projets en lice ? L’obligation de résultats (critère issu du secteur marchand) peut-elle avoir un sens dans un service public ? L’avis des usagers doit-il être pris en compte de manière privilégiée dans la défense du secteur public ?

Faute de répondre de manière visible à ces interrogations, le Parti communiste ne s’est-il pas enfermé dans une identité essentiellement protestataire, alors même que sa participation au gouvernement de la gauche plurielle exigeait une dynamique gestionnaire alternative, faute de quoi elle laissait le champ libre à l’utopie protestataire ? C’est en tout cas l’analyse que l’on peut faire aussi bien du désastre électoral d’avril 2002 que de la victoire ambiguë du « non » au référendum en mai 2005.

Il ne suffit pas, en effet, de (très bien) porter en mai 2005 « l’exigence du rassemblement pour une autre société », pour être perçu par l’électorat de gauche comme une alternative politique crédible à l’option sociale-démocrate.

Si l’on confronte les aspirations du salariat dans toute sa diversité et l’image persistante de la gauche française, deux constatations s’imposent. En premier lieu les politiques sociales-libérales ont ruiné l’espoir mis dans la gauche socialiste : c’est la raison majeure de la défaite de Lionel Jospin non seulement auprès de l’électorat populaire (ouvriers et employés), mais aussi auprès des professions intellectuelles paupérisées (notamment les enseignants, les soignants, les travailleurs sociaux). Mais, en second lieu, le score marginal du Parti communiste au profit de la gauche trotskiste confirme le brouillage identitaire du PCF : il n’est plus le parti « tribunicien » de la « classe ouvrière », mais il n’a toujours pas su exprimer et répondre aux aspirations du salariat multipolaire, notamment de ses composantes intellectuelles ; les mouvements sociaux des années 1990 et 2000, très marqués par leur forte mobilisation collective interprofessionnelle, n’ont pas trouvé encore, malgré des tentatives minoritaires, le passage de la contestation à la proposition.

Plus profondément, c’est l’enjeu politique nouveau du travail d’information qui n’a pas été pris en compte, du moins par la masse des militants politiques et syndicaux. Ni « bonheur » au travail, ni « souffrance » au travail ne peuvent en effet résumer l’ambivalence, la contradiction profonde que vivent aujourd’hui ceux, de plus en plus nombreux, bien au-delà des cadres, à qui l’on offre un travail intéressant, motivant, mais dans un cadre ultra-précaire, sans garantie du lendemain, avec la chape de plomb que fait peser la course au profit financier. Mais est-ce pour autant le retour au statut du travail des années cinquante qui est la solution ? Faut-il proposer à ces salariés - pour certains devenus travailleurs indépendants et qui privilégient leur autonomie individuelle - un emploi permanent dans la même entreprise pour trente ans, ou au contraire tenter de marier sécurité et mobilité volontaire dans l’emploi et dans la formation qualifiante ? Les projets existent (6), mais manifestement ce qui fait défaut, c’est une démarche d’appropriation collective et l’ouverture d’un grand débat public avec tous les responsables politiques, syndicaux et patronaux.

(1) Dernier ouvrage paru : l’Adieu à la classe moyenne, La Dispute, 2005.

(2) L’Humanité du 12 octobre 2005.

(3) Sondage BVA pour le Figaro-LCI, octobre 2005.

(4) Jaurès refusera de se laisser enfermer dans cette alternative et parlera d’« évolution révolutionnaire ».

(5) Pour ne pas parler de la gauche mondiale si l’on prend en compte par exemple les débats qui ont cours dans le Parti des travailleurs au Brésil.

(6) Je pense notamment au projet pionnier de Paul Boccara sur la SEF (sécurité d’emploi et de formation) et au projet de sécurité professionnelle proposé par la CGT.