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ATTAC France

Il est l’heure d’être radical

Par Jacques Sapir

Par Jacques Sapir

Article du 20.06.2005

"Il est l’heure d’être radical" : C’est par ces mots que l’économiste Paul Krugman interpella ses collègues aux heures les plus sombres de la crise financière de 1998.

À bien des égards, le rejet massif par près de 55% des électeurs du Traité Constitutionnel Européen le 29 mai, survenant après le premier coup de tonnerre du 21 avril 2002, constitue une crise d’une semblable ampleur, que ce soit en France ou en Europe.

Croire que des ajustements mineurs seraient des réponses constituerait une grave erreur. S’imaginer que la politique économique promue en France depuis 22 ans depuis le "tournant de la rigueur" initié par Jacques Delors en 1983 par des majorités diverses puisse être poursuivie serait un coupable aveuglement.

La forte mobilisation que l’on a connue lors de cette campagne, et qui se traduit par une participation de près de 70% tranche avec l’atonie habituelle des élections européennes, et leur faible taux de participation. Il y a là aussi un message qu’il convient d’entendre.
Le désintérêt régulier quant au Parlement Européen contraste avec le bouillonnement actuel. Ceci montre que c’est le mode de construction européenne et le résultat auquel on a abouti depuis plus de 20 ans qui sont rejetés par une large fraction du peuple français.Contrairement à ce qu’affirment certains partisans du « oui » ce vote ne correspond pas à une crise du politique. La vigueur du débat et la force de la participation montrent au contraire que le politique va bien.

Il faut beaucoup de rage, de cécité politique, et de mépris contre l’électorat pour considérer comme apolitique et émotionnel un résultat qui est en réalité profondément politique. En réalité, c’est à la crise d’une politique, celle du consensus des élites au pouvoir ces deux dernières décennies, que nous avons assisté.

- La cohérence d’un vote.

Contrairement donc à ce qu’affirment des politiciens et médiocrates tout aussi rivés à la sauvegarde de leurs intérêts personnels qu’ils ont été démentis par les électeurs, il y a une forte cohérence dans l’alliance qui a porté le "non" au Traité Constitutionnel Européen. Elle se construit d’abord autour du refus de la politique euro-libérale des deux dernières décennies.
La prégnance du mot « social » dans le débat, son hégémonie dans les discours des partisans du « non » y compris quand l’importance de la « question sociale » ne caractérise pas leur famille politique, montrent bien où se trouve le centre de gravité des arguments qui ont conduit au refus de ce texte. La sociologie de ce vote traduit bien cette cohérence. Une immense majorité des ouvriers et des employés a voté « non ». La seule catégorie socio-professionnelle où le « oui » soit nettement majoritaire est celle des cadres supérieurs et dirigeants d’entreprises. On serait en droit de dire qu’il y a bien eu un « vote de classe » ce 29 mai.
La répartition régionale le confirme. Le « non » dépasse les 60% dans le Nord industriel, dans les régions industrielles de la Loire et du Centre, enfin dans les régions industrielles fragilisées du Midi. Si l’on ajoute à ces régions celles où le « non » a dépassé les 55%, c’est bien une carte de la France du travail que l’on dessine. À l’inverse, les couches sociales liées aux services mondialisés, à la communication et à la finance, elles ont voté « oui ». Le résultat de Paris intra-muros et des banlieues de l’ouest parisien est clair à cet égard.

Osons alors une formule : la victoire du « non » est celle des prolos contre les bobos (bourgeois-bohèmes).Le refus du Traité est donc, d’abord et avant tout, le refus des politiques économiques et sociales qui l’ont précédé et qui se trouvent dans le titre III.
En un sens, c’est aussi le rejet de « l’Acte Unique » européen qui instituait le grand marché comme mécanisme clé de l’Europe. On ne peut pas ne pas en tenir compte. Il y a cependant un deuxième axe à cette cohérence. C’est aussi le constat de l’échec à faire cohabiter dans le même corps d’institutions européennes deux projets, tout aussi généreux et légitimes l’un que l’autre, mais complètement distincts : le projet du "noyau" initial du Traité de Rome de 1957 et celui d’une ouverture à l’ensemble du continent au nom de la liquidation des séquelles de la Deuxième Guerre Mondiale. La confusion des deux projets dans la pratique d’un élargissement sans principes a conduit à un affaiblissement incontestable de l’idée européenne. On voit désormais, à travers la manière dont les Etats-Unis poussent les candidatures de la Turquie et de l’Ukraine, que la dynamique de l’élargissement vise à tuer l’Europe.
Cet élargissement a conduit à mettre sous le même toit des économies et des sociétés par trop hétérogènes. Le « non » massif du 29 mai sanctionne cette démarche et son échec.Ce constat impliquera une redéfinition des institutions européennes. On ne peut pas faire vivre ces deux projets, qui ont chacun leur mérite et leurs justifications, dans les mêmes institutions. Il faudra donc penser d’un côté les institutions d’un noyau européen, servant de référence, et celles d’un grand espace européen, incluant naturellement tous les pays qui participent de la culture et de l’histoire européenne, c’est à dire en priorité l’Europe slave, mais aussi des pays qui sont désormais associés à cette histoire, comme la Turquie bien entendu, mais aussi l’Algérie, le Maroc et la Tunisie.

Il y a donc bien cohérence dans les thèmes comme dans l’objet du refus, que cette cohérence soit explicite et fasse l’objet de discours ou qu’elle s’exprime implicitement dans le comportement de l’électorat. Cette cohérence dans l’expression du « non » n’est pas propre à la France. Les tensions perceptibles en Allemagne avec la fondation d’un nouveau parti contestant le SPD sur ses propres terres et aux Pays-Bas où le « Non » au TCE est aussi majoritaire montrent que le mouvement est profond. Il est appelé à s’étendre dans les mois à venir dans d’autres pays européens, comme on le voit dans les débats qui se développent en Suède et au Danemark. Des réponses s’imposent pour sauver et régénérer le projet Européen initial. Elles impliquent une véritable rupture avec les politiques antérieures sous peine de conduire à une cassure définitive entre les populations et les classes politiques, dont les conséquences pourraient être dramatiques. En ce sens, l’injonction de Paul Krugman s’applique parfaitement à notre situation. Il est l’heure d’être radical. C’est le conformisme qui est aujourd’hui une preuve d’irréalisme.

Cependant, si rupture, il doit y avoir, encore faut-il en bien comprendre le sens et les contours. Ce n’est certainement pas en se précipitant vers encore plus de libéralisme que l’on trouvera une solution. Bien au contraire. Dans ce cas, pour reprendre le mot fameux du Maréchal Mac Mahon, « Les Chassepots partiraient tout seuls ». Deux thèmes seront essentiels dans tout projet de reconstruction, le retour à la souveraineté sociale et fiscale garantissant que les citoyens restent maîtres en derniers recours des choix de leurs sociétés et une transformation profonde des institutions de la zone Euro pour en faire un véritable instrument de croissance.

- L’importance d’un protectionnisme social et écologique.

Le régime des échanges commerciaux, tel qu’il fonctionne aujourd’hui dans le cadre des accords de l’OMC et de l’Acte Unique européen, est incompatible avec la souveraineté sociale et la souveraineté fiscale des Etats. La mise en place de la règle du libre-échange entre des pays ayant des systèmes sociaux et fiscaux différents n’organise pas la concurrence entre les entrepreneurs, mais entre les choix sociaux et fiscaux des citoyens de ces pays. Or, s’il est légitime que les projets entrepreneuriaux soient mis en concurrence, car ils relèvent du monde du marché, les cadres sociaux et fiscaux traduisent des choix politiques collectifs.
Ils relèvent d’un espace radicalement différent de celui du marché. Vouloir les mettre en concurrence revient à faire voter des citoyens d’un pays sur les choix dans un autre pays. Il y a non seulement une négation du principe de la démocratie, mais il y a surtout une profonde imposture à prétendre alors que le libre-échange valide l’efficience de choix économiques. Dit « libre » l’échange ne peut être « juste ». Il y avait bien, en ce sens, une contradiction dans les termes dans la formule de « concurrence libre et non-faussée » que contenait le TCE. La concurrence est soit libre, soit non-faussée, mais elle ne peut être les deux simultanément.

On le voit bien à la fois dans le rapport entre les pays de l’UE et les autres pays que dans le fonctionnement interne d’une UE élargie, car l’une des conséquences de l’élargissement a bien été l’accroissement de l’hétérogénéité des pays membres.L’une des premières tâches est donc de substituer le « Juste-Échange » au « Libre-Échange ». La centralité de la souveraineté sociale et fiscale dans le pacte démocratique. L’affaire Bosch qui a secoué la France en juillet 2004, et les affaires similaires qui se produisent en Allemagne Fédérale en témoignent à l’évidence.À chaque fois une entreprise utilise le chantage à l’emploi, par le biais d’une menace de délocalisation, pour contraindre ses salariés à accepter des conditions sociales en-deça des lois et règles collectives du pays, en particulier en matière de durée du travail.
En un sens, la direction de ces entreprises prétend ici s’approprier un droit qui ne peut revenir qu’à la collectivité : celui de définir des règles. Il y a, de manière patente, une usurpation de souveraineté. Ce chantage social a été précédé par un chantage fiscal. La menace de délocalisation a été systématiquement brandie depuis près d’une décennie par les entreprises pour obtenir des dégrèvements fiscaux multiples. La structure de la fiscalité et de la parafiscalité (ce que l’on appelle les cotisations sociales) en a été ainsi modifiée, hors de toute décision collective d’ensemble, par une succession d’ajustements locaux. Ici encore, il y a eu usurpation de la souveraineté populaire.

Si la question de la souveraineté sociale est de loin la plus spectaculaire, celle de la souveraineté fiscale est certainement la plus importante. En effet, les questions de la fiscalité et du consentement à l’impôt sont au coeur de la stabilité de l’Etat. Les dégrèvements qu’obtiennent les entreprises impliquent soit une réduction des dépenses publiques soit un transfert de la charge fiscale sur les ménages.
Dans ce dernier cas, cela signifie avant tout un accroissement de la charge pesant sur les classes moyennes. La nature des sources de revenus des ménages les plus riches, ainsi que la structure de leur patrimoine, leur permet en réalité de bénéficier de nombreuses "niches" fiscales, voire de se délocaliser fiscalement. Une telle situation induit naturellement des éléments de révolte fiscale dans les classes moyennes, ce dont les forces politiques de la droite comme de la gauche parlementaire tiennent compte en proposant régulièrement - avec plus ou moins d’efficacité et de justice - des programmes de diminution d’impôts.On est alors renvoyé à la question de la diminution des dépenses publiques.

En effet, la perte de souveraineté monétaire qui découle du passage à l’Euro, interdit le recours à des financements monétaires partiels du déficit, comme on les a pratiqués dans les années cinquante et soixante. En période de faible croissance, un alourdissement de l’endettement public se traduit par de nouvelles charges. Ayant déjà perdu le contrôle de l’instrument monétaire, les gouvernements se voient retirer celui de l’instrument budgétaire et fiscal. Ainsi, non seulement le libre-échange a-t-il bafoué la démocratie en soumettant le vote des citoyens au pouvoir de décision extérieur à la communauté politique nationale, mais il aboutit aussi à la paralysie de la politique économique dont il démantèle les instruments. Dès lors, la démocratie est bafouée une seconde fois, puisque le gouvernement issu de l’expression du peuple ne peut plus mettre en place la politique économique pour laquelle il a été mandaté.

La mise en place d’une politique économique cohérente passe aujourd’hui par la reconstruction de la souveraineté sociale et fiscale, mais aussi écologique. Ce dernier aspect est aussi à souligner dans la logique d’une application réelle des prescriptions du "Protocole de Kyoto" ou de tout autre traité en la matière. On constate d’ailleurs depuis plusieurs mois que les entreprises françaises et allemandes se liguent pour obtenir un assouplissement des contraintes issues de ce protocole au nom de la concurrence. Le chantage à la délocalisation se profile de manière évidente. Il est une conséquence logique de la logique de Libre-Échange, telle qu’elle est aujourd’hui conçue, et qui ne peut qu’aboutir à la destruction de toutes les avancées, qu’elles soient sociales ou écologiques, pour promouvoir celle du « Juste-Échange ».

La fonction d’un protectionnisme social et écologique La reconstruction d’une véritable souveraineté sociale et écologique s’impose. Elle constitue un moment à la fois de reconstruction de la démocratie dans le cadre de chaque Etat-Nation, mais aussi de renversement du processus actuel de démantèlement des acquis sociaux et écologiques. Cette reconstruction passe par la mise en place de protections tarifaires visant les pays où la productivité est comparable à celle des économies européennes, mais qui adoptent délibérément des systèmes sociaux, fiscaux et de protection écologique moins contraignants.

On ne conteste pas que des corps politiques puissent avoir d’autres priorités que les nôtres. On se refuse à imposer de l’extérieur ces priorités, quelle que soit la conviction que l’on peut avoir de leur bien fondé. Une des leçons de l’histoire est que tout progrès, s’il est imposé de l’extérieur à une société et se paye de son asservissement, constitue toujours en réalité une régression dont il faudra un jour payer le prix. Libre donc à ces pays de faire d’autres choix que les nôtres, mais pas à nos dépens.

Il convient ici retrouver au plus vite la notion de préférence communautaire quitte à la moduler. Les protections tarifaires doivent viser les secteurs d’activités où le niveau de productivité est comparable. Il serait absurde d’exiger d’un pays où la productivité du travail serait très faible par comparaison à la notre de se doter d’un système de protection sociale correspondant au nôtre. Par ailleurs, pour les branches industrielles ou la productivité tend à s’aligner sur la nôtre, un engagement de convergence avec un effort social, fiscal et écologique comparable au nôtre impliquerait un engagement symétrique de désarmement de cette préférence. Le protectionnisme social et écologique permet de trouver une véritable alternative tant au libre-échange intégral, qui sape les fondements de la démocratie, qu’à l’autarcie, qui impose un contrôle de nature policière qui n’est pas compatible non plus avec un fonctionnement démocratique. La mise en place d’une telle logique serait à l’évidence le plus efficace si elle se faisait au niveau d’un groupe de pays, dont les institutions sociales, fiscales et écologiques, sans être parfaitement identiques, sont néanmoins fortement comparables.

Dans la situation actuelle, ceci ne peut concerner l’Europe des 25, où les disparités sont trop fortes. Le protectionnisme social et écologique implique la remise en cause de l’Europe dans sa forme actuelle comme "marché unique". Si une mise en place concertée de ce protectionnisme est souhaitable, elle n’est pas nécessaire. Il est probable que la seule menace d’une introduction unilatérale provoquerait un choc salutaire parmi les pays dont les problèmes sont identiques aux nôtres. Les forces sociales qui, dans ces pays, sont les premières victimes des chantages à la délocalisation feraient alors front commun pour que l’on aboutisse à une mise en place concertée de ce protectionnisme.

- La nécessité de revenir à des montants compensatoires sociaux.

Compte tenu de l’hétérogénéité de l’Europe des 25, et de l’impossibilité pratique de « mettre à la porte » les nouveaux pays membres, il faut donc revenir aux sources du Traité de Rome de 1957.
Dans ce dernier, pour éviter des dumpings monétaires tout en laissant aux pays membres la possibilité d’user du taux de change pour lutter contre des chocs macroéconomiques, on avait introduit les Montants Compensatoires Monétaires. Il s’agissait de droits de douanes temporaires qui corrigeaient des excès possibles dans les dévaluations ou les réévaluations. On propose alors, au sein de l’union Européenne élargie d’introduire des Montants Compensatoires Sociaux ou MCS. Ces derniers fonctionneraient comme le protectionnisme social et écologique hors de l’UE. Ils pénaliseraient les pays qui, lorsque la productivité du travail tend vers celle des pays du noyau d’origine se refusent à pratiquer une convergence de la protection sociale et de la fiscalité. Ainsi, en un sens, aurions-nous bien une concurrence "non faussée" au sein de l’UE. Le recours à un protectionnisme raisonné, fonctionnant comme une incitation à la convergence sociale, fiscale et écologique vers le haut, est la véritable réponse au problème du déficit social de l’Europe.

Le principe des MCS règlerait une fois pour toute la question du « plombier polonais ». Les forces de la gauche parlementaire française ne cessent de se lamenter depuis des années sur l’absence d’une Europe sociale. Mais leur seule réponse consiste à proposer aux citoyens de voter pour eux aux élections européennes. Or, dans un système qui n’est, et ne peut être avant de nombreuses décennies, au mieux qu’un système confédéral, la demande d’une Europe sociale ne peut aboutir par simple mise en commun des ordres du jour de pays aux économies et sociétés par trop hétérogènes.

Le discours sur l’Europe sociale de la gauche parlementaire française est au mieux le témoignage d’une redoutable myopie, au pire la preuve d’une hypocrisie. Gageons que si la proposition de l’ouverture de sérieuses négociations sur la compatibilité des systèmes sociaux, fiscaux et écologiques, avait été assortie d’une menace précise de rupture du principe du marché unique, elle eut été mieux entendue.

Prétendre que notre pays aurait été isolé sur ce point est un autre argument de mauvaise foi, quand on constate combien certains de nos voisins immédiats sont confrontés à des problèmes exactement similaires. Par ailleurs, l’isolement ne doit pas faire peur outre mesure. La politique de la "chaise vide" a déjà été utilisée par la France, et avec succès. Il faudrait s’en souvenir.

- La réforme de l’Euro

L’Euro est incontestablement la plus importante institution fédérale issue de la logique européenne telle qu’elle s’est développée depuis la fin des années soixante-dix. En ce sens, l’Euro incarne les logiques, mais aussi les ambiguïtés et contradictions de cette démarche. Il est urgent de faire le bilan des échecs de l’Euro.L

Si l’on a assisté, depuis la mise en place de l’Euro, à une unification des marchés des dettes, les espaces qui continuent de porter une trace, même lointaine, de l’économie réelle telles les bourses, restent marqués par la forte résistance des segmentations nationales. Le passage à l’Euro n’a pas entraîné l’unification des prix. Les écarts qui subsistent pour les mêmes produits renvoient, ici encore, à des éléments de l’économie réelle. Il y a donc clairement une résistance du monde réel à l’unification simplificatrice que prétend faire la monnaie.
L’Euro n’efface donc pas les divergences nationales. Il contribue au contraire à l’effritement du modèle social européen. Cependant, si l’Euro ne produit pas ses effets escomptés en raison de l’hétérogénéité du réel au sein de l’Europe des 15, on ne voit pas comment un simple changement de politique monétaire pourrait y porter remède. Que ce changement puisse atténuer certains des effets négatifs actuels de la monnaie unique est probable, et donc souhaitable.

Il sera insuffisant.

Surtout, il sera impossible à mettre en place sans changer le statut de la BCE. Il y a plus grave. Une monnaie unique prive les États qui y adhèrent de l’instrument monétaire pour régler leur conjoncture. C’est le cas pour des régions à l’intérieur d’un pays.

La réponse est connue.

Le développement régional passe par des transferts importants soit par le biais du budget de l’Etat, soit par l’existence de systèmes de financement des allocations qui effectuent automatiquement ces transferts car ils sont constitués sous la forme de caisses nationales. Aurait-on été sérieux avec le projet de l’Euro que l’on aurait dû, simultanément à son introduction, transférer une majorité du pouvoir fiscal au budget de l’Union Européenne pour que la Commission Européenne effectue ces transferts, et connecter les caisses d’assurance maladie, chômage et retraite en une caisse unique. On voit bien l’impossibilité actuelle du projet.

L’harmonisation des cultures politiques et sociales n’a pas assez progressé. Il n’y a pas de "peuple européen".On peut imaginer, pour permettre à un des pays de la zone Euro de traverser une passe particulièrement difficile, que des droits d’emprunts particuliers lui soient alloués. On mettrait alors en place, en miroir à l’Euro, un Fond Monétaire Européen de Développement et de Convergence (FOMEDEC), sous le contrôle direct des gouvernements des pays de la zone. Cependant, il faut reconnaître qu’un tel Fond ne pourra suffire pour gérer toutes les crises. S’il est nécessaire, il risque d’être rapidement insuffisant.

Des politiques budgétaires nationales plus actives, et la refonte du Pacte de Stabilité, sont souhaitables. Cependant, accroître l’intensité de la politique budgétaire implique - sauf à se faire l’avocat de déficits très importants que la BCE refusera en l’état de financer - de reconquérir une souveraineté fiscale, dont on a vu plus haut qu’elle était mise à mal par les politiques de libéralisation impulsées par les institutions européennes. Le serpent se mord la queue.

Aussi faut-il envisager de donner plus de souplesse à la zone Euro elle-même. Une alternative est possible. Une autre réponse est possible, consiste en la transformation transitoire de l’Euro d’une monnaie unique en une monnaie commune pour un certain nombre de pays. L’idée d’un instrument monétaire collectif, qui serait à tous car n’étant la monnaie de personne, n’est pas à dédaigner. Encore faut-il que cet instrument ne se substitue pas aux monnaies nationales, avant que les conditions économiques et politiques ne s’y prêtent. Là où ces conditions sont réunies, il convient de garder cet instrument, dans la mesure où la politique monétaire commune sera réellement mise au service de la croissance. Mais, il faut une issue pour les pays où ces conditions ne sont pas réunies. Une monnaie commune, détenue uniquement par les banques centrales des pays adhérant à ce système, serait l’unité de compte globale ainsi que l’instrument de réserve pour ces pays. Elle viendrait se superposer aux monnaies nationales qui seraient alors rétablies pour les pays dont les structures économiques sont trop hétérogènes par rapport à celles du noyau européen d’origine. Le fonctionnement des monnaies nationales serait encadré par les mécanismes de connexion à la monnaie commune.

Une telle conception est rigoureusement cohérente avec la pensée keynésienne réelle. Dans les transactions entre les pays membres de ce système, seuls les soldes de fin d’exercice devraient être réglés. Ils pourraient faire l’objet, dans certains cas, de crédits de la part de la BCE. Dans ce système, certains pays européens conserveraient ou retrouveraient leurs monnaies nationales, mais ces dernières ne seraient convertibles que dans la monnaie commune, l’Euro. Il n’y aurait pas de cotation d’une monnaie en une autre, mais une cotation de toutes par rapport à l’Euro. Les taux de change entre les monnaies du système se déduiraient de cette cote, tout comme elles se déduiraient pour le change avec des monnaies hors du système de la cotation entre cette monnaie extérieure (par exemple le dollar) et la monnaie commune. Les taux de change entre chaque monnaie nationale et la monnaie commune pourraient être révisés de manière périodique de manière à tenir compte des évolutions dans chaque pays. On pourrait ainsi procéder à des dévaluations et des réévaluations concertées de manière à gérer les chocs macroéconomiques ou des divergences fortes dans le rythme de croissance de la productivité du travail. L’accès aux autres devises internationales se ferait à travers le taux de change entre ces dernières et l’Euro, taux de change qui se fixerait sur un marché largement contrôlé, de manière à permettre à la BCE de piloter l’évolution de ce dernier et d’éviter les mouvements destructeurs comme la récente brutale réévaluation de l’Euro face au dollar.
Les pays membres récupèreraient donc une souveraineté monétaire, mais hors du cadre de marchés libéralisés. Elle serait à la fois plus réelle et plus facilement coordonnée. La politique budgétaire ne serait plus condamnée à porter seule, le fardeau des ajustements conjoncturels. L’existence de taux de conversion régulés entre les monnaies nationales et la monnaie commune ferait largement disparaître l’incertitude de change tout en évitant l’excessive rigidité du système actuel. Les pays dont les situations sont suffisamment homogènes conserveraient naturellement la monnaie unique. En cas de crise, cependant, un pays ne serait plus dans le choix dramatique d’avoir à supporter le coût de son maintien dans la zone Euro ou de se retrouver exposé au grand vent de la spéculation financière internationale.

La zone monétaire définie par l’Euro monnaie commune, mais non monnaie unique jouerait alors le rôle de sas. Elle serait dans certains cas une solution de repli, dans d’autres une étape vers la monnaie unique. Dans tous les cas on sortirait de la logique actuelle du "tout ou rien".

- Construire une véritable zone monétaire commune

Un tel système implique à la fois un changement profond du statut de la BCE et une modification d’ampleur des règles de fonctionnement des marchés financiers.

Ce fut une faute grave, quasi-criminelle, de n’assigner à la BCE que l’objectif d’assurer la stabilité des prix. Non seulement le maintien de la croissance doit faire partie des objectifs de la Banque Centrale, nationale ou européenne, mais il faut rappeler que l’obsession de l’inflation-zéro n’est pas fondée économiquement comme de nombreuses études tant empiriques que théoriques l’ont montré.

Cependant, l’existence de deux objectifs, potentiellement contradictoires, implique un changement de nature plus profond du fonctionnement de la BCE. L’arbitrage entre ces deux objectifs ne peut être tenu pour "spontané" ni pour technique. Nous sommes dans un univers à plus d’une dimension. Il s’agit donc d’un choix politique, qui doit être fait par des autorités politiques. Ces dernières, en fonction du contexte, doivent dire à la BCE quel est l’ordre de ses objectifs, quitte à lui laisser une grande autonomie de décision pour la mise en oeuvre des politiques qui en découlent. La BCE cessera alors d’être une agence indépendante pour devenir une agence autonome.

Ceci ne suffira cependant pas, si cette réforme n’est pas accompagnée par une autre. Le rôle négatif de la fuite vers la liquidité, la rupture du circuit économique qu’elle induit, ont attiré l’attention des économistes hétérodoxes depuis plus d’un siècle. La préférence pour la liquidité est une adaptation à l’incertitude et aux limitations cognitives des agents économiques. L’entrée en scène de l’Euro, loin d’apporter un remède, n’a fait qu’aggraver une telle situation.La suppression totale des marchés financiers n’est pas la solution, car la possibilité d’effectuer des arbitrages dans la structure d’un portefeuille d’investissement est importante pour permettre à des acteurs n’ayant pas des compétences spécialisées d’investir. Ces marchés, à la condition d’être efficacement contrôlés (ce que les systèmes -experts informatiques permettent aujourd’hui), facilitent une nécessaire distinction entre la gestion et la propriété.Des mécanismes de taxes marginales, comme la "Taxe Tobin" ne sont pas non plus des solutions réellement efficaces, même si le débat autour de cette taxe a eu l’intérêt de faire prendre conscience de l’importance d’introduire des contrôles sur les mouvements de capitaux.

En fait, ce sont les marchés des changes et les marchés de capitaux à très court terme qui doivent être contrôlés de la manière la plus stricte. Un tel contrôle ne signifie pas une interdiction des flux. Il est aussi malhonnête d’assimiler le contrôle des capitaux à l’autarcie financière que d’assimiler le protectionnisme social à l’autarcie quant au marché des biens et services. Mais, la création de compartiments nettement séparés, permettant une bonne distinction des acteurs et une meilleure identification de leurs raisons pour agir, renforcerait considérablement le pouvoir des autorités régulatrices. Ce retour à une compartimentation aurait, par ailleurs, un impact décisif dans la lutte contre la criminalité financière, le blanchiment des revenus du crime organisé, le financement des organisations engagées dans des activités terroristes.
Certaines transactions seraient alors soumises à un dépôt préalable, que l’opérateur perdrait s’il ne respectait pas un certain délai. Des mécanismes de ce genre ont été employés, en particulier au Chili en 1997/1998 pour éviter un afflux de « hot money ».Par ailleurs, la mise en place de ratios qualitatifs et non plus simplement quantitatifs, quant au portefeuille des acteurs financiers permettrait d’éviter des mouvements brutaux et incontrôlables par les autorités monétaires et financières. Enfin, dans certains cas spécifiques, la capacité d’accès direct des agents non financiers aux marchés financiers pourrait être réduite, voire prohibée.

En réintroduisant l’importance d’une intermédiation bancaire, on pourrait considérablement réduire certains aspects pervers des marchés financiers, et renforcer l’orientation des banques vers le financement des acteurs de l’économie réelle. Le sens général des contrôles à mettre en oeuvre doit être la limitation des effets d’incertitude radicale, la réduction des opportunités de fuite vers la liquidité - renforçant ainsi la responsabilité de l’investisseur et améliorant la sécurité globale par rapport à la criminalisation croissante de certaines opérations financières - et une meilleure régulation des mouvements de change qui affectent brutalement la compétitivité relative des économies.

Combinée à la réforme de la BCE, et à la dualité de l’Euro monnaie commune / monnaie unique, un système de régulation des capitaux à court et très court terme dessinerait une zone monétaire européenne cohérente, permettant la mise en place de politiques économiques réellement efficaces compatibles avec les aspirations sociales de la population.

- Une finance orientée vers la croissance

Cependant, ni la réforme de la zone Euro, ni celle de la BCE, ni enfin la création d’une zone monétaire véritablement commune ne seront entièrement efficaces et suffisantes tant que les institutions financières ne seront pas réorientées vers la croissance.

Ceci concerne, tout d’abord les règles de fonctionnement des banques et des sociétés financières. La réintroduction de planchers de détention de certains types d’actifs dans le bilan des banques et institutions financières opérant dans la zone monétaire commune est un moyen pour les contraindre à financer le développement de l’économie.

Un premier plancher,c’est à dire une limite minimale, devrait concerner les titres émis en Euros ou en monnaies associées à l’Euro.
Un second plancher devrait concerner des titres émis par des institutions financières publiques ou semi-publiques engagées dans le financement des investissements dans les infrastructures et la recherche, l’amélioration du cadre de vie, l’application des règles environnementales (dont le protocole de Kyoto).

Ces institutions émettraient régulièrement des titres pour financer leurs opérations, que ce soit en finançant directement des infrastructures, en prêtant à des opérateurs de ces infrastructures ou à des collectivités locales ou encore à des entreprises sur des projets précis. Ces titres du fait qu’ils devraient être nécessairement détenus par les opérateurs financiers, pourraient être émis à des taux inférieurs à ceux du marché, sans que l’on doive passer par une subvention publique (ce qui est le cas pour les « crédits bonifiés » qui en réalité coûtent cher au budget de l’État).

Le mécanisme des "planchers" créant automatiquement une demande pour ces titres, leur taux d’émission pourrait être plus faible que s’ils avaient été émis sur un marché non régulé. Ainsi, un certain nombre d’actions essentielles à la reconstruction de nos économies et de nos sociétés trouveraient un financement adéquat. La contrepartie d’un tel mécanisme est que la BCE s’engage à racheter temporairement ces titres en cas de pression sur la liquidité des opérateurs financiers. Ce mécanisme donnerait à ces derniers des garanties en matière d’accès à la liquidité en cas de choc financier extérieur. Il rassurerait le public en lui assurant que les opérateurs financiers gérant son épargne dispose d’une forme de garantie.Ce mécanisme permettrait donc à la BCE de stabiliser les systèmes bancaires, mais aussi de les contrôler.

En réduisant les incertitudes dans le secteur financier, il permet une meilleure orientation des flux collectés sur des projets d’investissement, tout comme il permet d’éviter les emballements réguliers des marchés immobiliers ou des actions dans des bulles spéculatives.

- Politique économique et institutions.

La crise actuelle, dont la campagne du Référendum a montré l’ampleur comme la profondeur, nécessite un véritable changement de politique. L’heure des modifications de détail, de l’inertie maquillée par le discours compassionnel, est terminée.

Alors que c’est l’ensemble de la démarche Euro-Libérale qui a été sanctionnée, en se trouvant au cœur des critiques tant des partisans du « Non » que d’une bonne partie des partisans du « Oui », on doit affirmer que toute tentative de vouloir approfondir celle-ci conduirait le pays à une forme de guerre civile. Il est temps d’être radical, mais il ne faut pas se tromper de direction. La politique économique que tant les Français qu’une partie des Européens attend, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie ou en Suède, est une véritable rupture avec les pratiques des vingt dernières années.

Elle ne pourra pas se faire sans de substantiels changements institutionnels. Vouloir mettre en œuvre une autre politique dans les cadres actuels est un projet d’emblée condamné à l’échec. Le changement institutionnel est donc nécessaire. Il faut faire en sorte qu’il soit cohérent, ce que l’on a tenté d’esquisser dans le présent texte.

Tout conservatisme en matière d’institutions européennes ne ferait qu’accélérer la crise et risquerait d’en précipiter le dénouement hors de l’espace démocratique. Le salut de l’Europe à laquelle les peuples aspirent passe par la crise de l’Europe que les élites ont produites. Parce que nous tenons à la première nous ne pleurerons pas la mort de la seconde. Il est temps de repenser les institutions européennes et d’admettre que l’on ne peut faire fonctionner dans le même cadre le projet originel de 1957 et le projet du « grand élargissement ».

On redit ici que ces deux projets sont tout autant légitimes. On souhaite à la fois que se développe un noyau cohérent et homogène autour de l’axe Franco-Allemand et que se construise un espace de coopérations multi-formes incluant tous les pays qui ont fait l’Europe (y compris la Russie) mais aussi les pays que l’histoire a associé avec l’Europe, comme la Turquie et les pays du Maghreb. Ici aussi, l’association doit viser à y enraciner la démocratie et des représentations compatibles avec les Droits de l’Homme et du Citoyen.Il faut cependant tirer le constat qu’il n’est pas possible de conduire ces deux projets dans les mêmes cadres et avec les mêmes institutions.

Des initiatives sont nécessaires désormais pour reconfigurer l’Europe. Elles devront, sous peine d’être invalidées, respecter la cohérence qui s’est exprimée le 29 mai.


Le : 16.01.2006
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