Par JACQUES ROBIN
FACE au chômage de masse, de dérisoires bricolages faute de vouloir utiliser la révolution technologique. Sous prétexte de garantir les retraites, l’utilisation cynique de la peur de l’avenir pour créer des fonds de pension essentiellement destinés à satisfaire le capital financier...
Le gouvernement français s’aligne ainsi chaque jour davantage sur le "modèle" anglo-saxon, encensé par l’OCDE, mais dont les ravages sont désormais patents. D’autres voies existent pourtant, inspirées du simple bon sens et de l’impératif de la cohésion sociale.
En France, il ne se passe plus de jour sans que les diverses formes de réduction du temps de travail occupent le devant de l’actualité : application à grande échelle de la loi Robien ; discussions feutrées sur les propositions Rocard-Godino de semaine des 32 heures par modulation des charges sociales ; grèves sectorielles explosives pour la retraite à 55 ans et la semaine de 35 heures sans perte de salaire ; convention d’EDF sur les 32 heures hebdomadaires pour les salariés avec embauche de jeunes, etc.
Ces mesures désordonnées s’inscrivent dans le cadre plus général de l’envolée du travail temporaire et à temps partiel contraint qui caractérise 75 % des emplois créés en France depuis trois ans. Telle est en effet la principale parade trouvée par les thuriféraires de l’économie capitaliste de marché pour camoufler l’extension du "désemploi", sans pour autant amplifier les chiffres du "chômage" dans la production de biens et services marchands.
En filigrane de ces mutations, on ne peut manquer de faire deux constats. Tout d’abord, l’intensité des conflits et débats en cours met en évidence que le travail, dans son acception courante (1), est de moins en moins la valeur essentielle de la vie quotidienne. Pour un nombre croissant de citoyens, il cesse de constituer le lieu majeur de la réalisation de soi et le noeud du lien social. La réduction de sa durée se perçoit alors comme du temps libéré pour des activités autodéterminées, créant des espaces dont les normes de mode de vie plus libres permettent aux individus de diversifier leurs relations et d’autonomiser leurs actes. Ainsi, après près de trois siècles d’un temps social (2) dominé par le travail, cette perception - même si elle reste parfois confuse - d’une autre hiérarchie dans les activités humaines (3) marque l’entrée dans une nouvelle ère, en contradiction avec les déclarations des "responsables".
Second constat : en proposant des bricolages visant à réduire le temps de travail... dans l’attente du retour du plein emploi, ces responsables politiques, sociaux et économiques dévoilent leur totale incompréhension de la mutation technologique et géopolitique qui nous submerge. C’est qu’ils confondent deux phénomènes radicalement différents : l’informatisation, en cours de généralisation dans nos sociétés, et l’information prise dans son sens ordinaire, en particulier celui lié à l’émergence du langage, puis de l’écriture dans l’évolution de l’humanité.
Répétons-le : l’information utilisée dans les technologies telles que l’informatique, la robotique, les télécommunications, les biotechnologies transfère l’utilisation d’une grandeur physique mesurable (en bits). Saisissable, stockable, cette mesure est utilisée ("computée") dans des machines et des artefacts qui deviennent alors non plus automatisés, mais informatisés. Parmi les conséquences innombrables de ce nouveau pouvoir de l’homme, il en est une qui joue un rôle-clé sur le temps de travail : ces technologies, parce qu’elles permettent de traiter les choses et les objets par des codes, des signaux, des mémoires, des commandes, utilisent et utiliseront toujours moins de travail humain pour produire toujours plus de richesses quantitatives (biens et services). Nous ne sommes donc pas dans une troisième révolution industrielle, comme l’écrivent Daniel Cohen (4) et même Jeremy Rifkin (5).
En se substituant progressivement à la logique économique énergétique, la logique économique de l’immatériel renverse les ratios orthodoxes : la croissance quantitative du produit intérieur brut (PIB) ne créera plus véritablement d’emplois traditionnels dans le secteur productif, sauf à vouloir accumuler des montagnes de gadgets inutiles. Les "investissements" eux-mêmes, comme on le découvre, ne sont plus créateurs d’emplois puisqu’ils sont réalisés au service d’intégrations "en amont" de technologies elles-mêmes, par nature, destructrices de postes de travail.
Il n’y a pas de crise de la production : entre 1975 et 1995, le PIB de la France a augmenté de plus de 70 %, alors que le nombre des chômeurs était multiplié par cinq et le nombre des exclus par dix. En revanche, il existe bien une crise de la répartition des richesses et des biens pouvant être créés en abondance avec de moins en moins de labeur humain. Et l’économie capitaliste de marché n’est pas en mesure de réguler l’abondance. Bien plus, la financiarisation sans limite, poussée par l’informatisation accélérée des moyens de communication, nous entraîne à corps perdu vers ce désastre : la précarité de vie pour un nombre exorbitant de citoyens, en contrepartie de l’enrichissement scandaleux de quelques-uns. Ces derniers gagneront certes encore quelque répit en imposant la flexibilité extrême des travailleurs, la délocalisation des entreprises et les concentrations gigantesques. Mais le risque d’implosion de l’Occident, prédit par Pierre Thuillier (6), n’est plus improbable.
Il devient dès lors évident qu’une politique cohérente de réduction du temps de travail salarié dans les pays développés ne saurait être isolée d’un projet de société adapté à la radicalité de la mutation technologique. Ce projet doit ambitionner une régulation générale, opposable à une société "libérale" présentée comme obligatoire. Il doit chercher à repenser un modèle de développement centré sur l’épanouissement humain. Les nouvelles technologies, qui chassent l’homme du marché du travail, constituent autant de moyens d’atteindre cet objectif. Mais des mesures ponctuelles ne peuvent tenir lieu de politique d’ensemble.
L’alternative est par conséquent fort simple : soit accepter une société avec 15% - et demain 25% - de chômeurs dans le secteur marchand, soit organiser de la manière la plus harmonieuse possible la réduction du temps de travail pour en permettre le partage et éviter les effets néfastes d’une exclusion illimitée. Seule cette seconde solution permettrait une évolution progressive des lieux et des facteurs de socialisation. Avec André Gorz (7), nous avons déjà eu l’occasion d’exposer les conditions d’un "contrat social pour l’emploi" adapté à la mutation. Celui-ci suppose le découplage entre l’évolution du pouvoir d’achat et l’évolution de la quantité de travail exigée par l’économie. Il implique une politique de redistributions continuelles et répétitives du travail (avec forte réduction de sa durée), mais aussi des richesses et des revenus, esquissant ainsi un projet de dépassement de la société salariale. C’est dans un ensemble géopolitique homogène, comme celui de l’Europe, que ces modalités prendraient encore mieux leur sens.
La durée du travail devrait être réduite périodiquement et par paliers importants. Fixée par une loi-cadre et un accord interprofessionnel, elle pourrait, en France, prendre, entre autres, la forme de la semaine de 32 ou 33 heures en 4 jours. Un décrochage de cette ampleur s’impose en raison du volume des sureffectifs existants et des gains de productivité prévisibles. Cette mesure devrait prendre effet dans les six à douze mois pour permettre des enquêtes prévisionnelles sur les besoins qualitatifs et quantitatifs de personnel qu’elle entraînera dans les branches professionnelles, les administrations, services publics et corps de métiers.
Ce délai serait également mis à profit pour la formation ou la conversion professionnelles aux métiers dans lesquels des emplois seront à pourvoir. Simultanément seraient négociées des conventions collectives par branche et des accords d’entreprise portant, en particulier, sur la réorganisation du temps de travail, la durée d’utilisation des équipements, des horaires moins contraignants, un contrat de productivité, l’évolution des effectifs, des qualifications et des salaires.
La réduction de la durée du travail ne saurait prendre une forme unique. La semaine des 32 heures en 4 jours n’est réalisable que pour les salariés stables et à plein temps des administrations, de l’industrie et des grandes entreprises de services, publiques et privées. Dans les autres activités ou entreprises - y compris agricoles -, ses modalités seront différentes : droit au travail intermittent, réduction à l’échelle du trimestre, de l’année ou du quinquennat, etc. Il faudra cependant respecter plusieurs impératifs : ne pas majorer les prix de revient des entreprises ; leur permettre de réduire leurs coûts salariaux unitaires par des investissements de productivité qui auraient un tout autre sens dans ce contexte ; assurer la survie des services et métiers artisanaux.
Un revenu binôme serait mis en place, provenant de deux sources distinctes. D’une part, un revenu ou salaire, lié au nombre d’heures travaillées (32 ou 33 dans les conditions étudiées ici). D’autre part, selon l’heureuse formule de Guy Aznar, un "deuxième chèque", revenu complémentaire versé par la collectivité, qui, en tenant compte d’une fraction de la productivité acquise par l’entreprise, compenserait - intégralement pour les revenus les plus bas (par exemple deux à trois fois le SMIC), partiellement pour des revenus plus élevés - la diminution salariale. La transformation des conditions de production commande également de garantir la continuité d’un revenu normal aux actifs, de plus en plus nombreux, employés de manière intermittente, temporaire et à horaires réduits.
Le "deuxième chèque" ne pourra être financé par la seule réaffectation des sommes qui indemnisent actuellement le chômage. Il faudra recourir à une taxation enfin équitable de tous les revenus, en particulier financiers, et à une TVA éco-sociale sur certains produits industriels dont une consommation croissante n’est dans l’intérêt ni de la société ni de l’environnement, afin d’orienter la production en fonction de critères socioculturels et écologiques.
Un tel mécanisme permettrait aux citoyens, en une décennie, de se préparer aux activités autres que celles du travail dans un temps progressivement libéré. C’est pourquoi les aménagements dans le cadre du système actuel ne sont pas dénués d’intérêt : ils peuvent constituer une première étape indispensable en vue d’une solidarité sociale retrouvée dans le secteur du travail marchand. Mais ne nous y trompons pas : la réduction du temps de travail dans ce secteur n’est qu’un volet du problème général de l’"emploi". Il faut, en particulier, l’accompagner par la création, par centaines de milliers, de véritables postes rémunérés dans la production de biens et de services à valeur d’usage social, ouvrant la voie à des activités multiples. Mais ce à la triple condition que ces emplois se déploient avec un statut souple, une formation adaptée et une solvabilité garantie sur le long terme.
Ces perspectives s’inscrivent dans une stratégie visant à structurer une économie "plurielle". En réalité, l’économie actuelle est effectivement plurielle : avec marché et non pas de marché. Encore faut-il reconnaître la place, aux côtés des activités marchandes, d’un secteur public rénové, d’une sphère de production de biens et de services à usage social permettant la créativité pour chacun. Le modèle de développement devra tenir compte au premier chef des impératifs de l’écologie. Enfin, on devra remettre en question l’actuelle conception des monnaies : à côté de celles de l’échange et de l’investissement, faire place aux monnaies de consommation.
Mais tout se tient : une économie plurielle rend nécessaire un arbitrage du politique. D’abord sur le plan national, en réaffirmant son primat sur l’économisme et la nécessité, à côté de la démocratie représentative, d’une démocratie participative fondée sur la citoyenneté active. Ensuite au niveau mondial, où de telles perspectives conduisent à subordonner les échanges commerciaux et la recherche de la compétitivité à des règles et des normes sociales, écologiques et culturelles. L’ambition de l’Europe - et elle en a les moyens - doit être de s’opposer aux ravages d’une guerre économique planétaire et d’une globalisation économique. L’Union européenne pourrait ainsi proposer une certaine préférence communautaire, sans esprit de forteresse, avec des règles de commerce équitable favorisant le développement des pays du tiers-monde sans dumping social et écologique, en même temps que des mesures financières dérivées des propositions de James Tobin (8), bref des contrats entre grands ensembles géopolitiques homogènes.
La réduction par étapes successives de la durée du temps de travail salarial, une Sécurité sociale soumise à une logique de santé et non à des impératifs comptables et industriels, une qualité de la vie et du temps libre donnant du sens à nos actions et à nos vies, en particulier par des pratiques culturelles dégagées de la dictature du profit à court terme. En fait, les conditions d’une politique de civilisation sont inséparables d’une rupture avec la sauvagerie de la mondialisation actuelle (9). C’est une mutation qui requiert un changement des mentalités et des comportements. L’espèce humaine a toujours montré qu’elle savait y faire face. Au prix de quels dégâts ? C’est là l’enjeu essentiel.
JACQUES ROBIN.
(1) Activité déployée dans un emploi rémunéré, en général sous forme d’un salaire, dans le cadre du système de production de biens et services marchands. André Gorz ajoute : " Un emploi à plein temps et à durée illimitée, de la sortie de l’école à la retraite. "
(2) Lire Roger Sue, Temps et Ordre social, PUF, Paris, 1994.
(3) A la suite d’Hannah Arendt et de Dominique Méda, on peut classer les activités humaines en quatre catégories non réductibles les unes aux autres : les activités de culture, de formation, d’éducation, de contemplation ; les activités individuelles (familiales, amicales, amoureuses) ; les activités collectives relationnelles (notamment politiques au sens large du terme) de la vie en société ; les activités collectives de production de biens matériels, de services et de biens sociaux.
(4) Daniel Cohen, " La troisième révolution industrielle ", Notes de la Fondation Saint-Simon, janvier 1997.
(5) Jeremy Rifkin, La Fin du travail, La Découverte, Paris, 1996. (Lire, page 31, l’article deBernard Cassen.)
(6) Pierre Thuillier, La Grande Implosion, Hachette, Paris, 1996.
(7) Après la publication du texte " Chômage : appel au débat " ( Le Monde, 28 juin 1995), un grand nombre de chercheurs et de praticiens de terrain ont lancé un " Appel européen pour une citoyenneté et une économie plurielle " dont le président est Alain Caillé (21, bd de Grenelle, 75015 Paris).
(8) Lire l’article d’Ibrahim Warde dans Le Monde diplomatique de février 1997.
(9) Lire Manière de voir no 32, " Scénarios de la mondialisation ", Le Monde diplomatique, 1996.
Repenser les activités humaines à l’échelle de la vie
Le Monde diplomatique