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Parti communiste français

Innover pour une sécurité des emplois.

Entretien avec Paul Boccara

Reprenant sans complexe la formule de « sécurité sociale professionnelle » avancée par la CGT, Jean-Louis Borloo s’attaque au contrat de travail... Dans quelle mesure répond-il au besoin de sécurisation qui s’exprime, sous la pression d’une précarité galopante ? Paul Boccara, auteur dès 1996 d’un projet de « sécurité d’emploi ou de formation », avance des contre-propositions et appelle à une coopération des forces de gauche et des syndicats.

Face au chômage et à la précarité, vous avez avancé en 1996 un projet de sécurité d’emploi ou de formation accueilli par beaucoup, à l’époque, avec intérêt mais aussi souvent jugé comme irréaliste. Depuis, il a été adopté par le PCF. Et, aujourd’hui, l’idée de sécuriser les emplois s’impose dans le débat politique. Elle est portée par la CGT avec sa « sécurité sociale professionnelle ». Cette formule a été reprise par des dirigeants du PS et même, tout récemment, par le ministre de l’Emploi Jean-Louis Borloo. Comment regardez-vous cette évolution ?

Paul Boccara. Toutes ces propositions, avec des expressions voisines, montrent qu’il y a un besoin objectif qui monte fortement, avec le chômage massif qui perdure, la précarisation qui ne cesse de progresser, l’insécurité sociale qui inquiète profondément la population. Quand j’ai commencé à travailler sur le sujet, la question était déjà dans l’air : que faire face à la précarisation ? On la justifie par les changements technologiques rapides, et elle y est liée, mais dans un système de régulation du marché du travail par le chômage et même l’exclusion. J’ai pensé qu’il fallait, non pas quelques aides et droits, mais renverser la perspective : non une mobilité de rejets sociaux avec quelques soutiens, mais aller vers une sécurité fondamentale pour une mobilité de promotion de chacun. Aujourd’hui, il y a une énorme démagogie pour récupérer cette mise en avant de la sécurité mais dans le but de continuer à renforcer la précarisation. C’est cela qui est recherché par la droite et M. Borloo : renforcer et faire accepter la systématisation de la précarité, en adoptant un vocabulaire et des mesurettes sur la sécurisation. Bien sûr, il y a toute une gamme dans l’accompagnement social de cette flexibilité pour le chômage, des sociaux libéraux aux plus réactionnaires. On vante le modèle danois, considéré comme le paradis de la « sécurité flexible » ; un paradis avec beaucoup de serpents, comme disent des syndicalistes là-bas. D’un côté, le taux de chômage y a été abaissé, tout en restant à un niveau assez fort - 5 % en 2002, 6,2 % en 2004 -, ce qui ferait un million et demi de chômeurs en France. De l’autre, malgré les aides pour l’emploi, avec la facilitation des licenciements, un quart de la population active du Danemark passe tous les ans par le chômage. Et un quart est exclu de l’activité. Merci beaucoup ! Il faut renverser la problématique, aller graduellement bien sûr vers un système qui ne serait plus fondé sur la régulation par le chômage. Aujourd’hui, on peut vraiment « dépasser » le chômage : cela veut dire garder la force de la mobilité mais sans le mal épouvantable du chômage. Bouger, mais en gardant un bon revenu sans devenir chômeur, en allant en particulier en formation en vue d’un meilleur emploi. Tout cela est désormais possible avec les nouvelles technologies qui exigent une mobilité plus grande mais, en même temps, une formation très importante tout au long de la vie.

Le ministre de l’Emploi s’est prononcé, au nom de la sécurisation, pour l’institution d’un « contrat de travail intermédiaire » pour les salariés licenciés, de 12 à 18 mois avec garantie de salaire et de formation. Cela pourrait-il être, à vos yeux, un premier pas dans la voie que vous préconisez ?

Paul Boccara. Le gouvernement avait fait de grandes promesses sur l’emploi mais le chômage massif a été relancé et maintenu. La précarisation ne cesse d’augmenter : 73 % des emplois proposés en 2004 l’ont été avec des CDD. D’où un grave scepticisme de la population. M. Borloo tente d’y répondre. Malgré sa démagogie éhontée, il manifeste la reconnaissance d’un besoin de transformation radicale. Il reprend la formule de « sécurité sociale professionnelle » de la CGT juste après sa loi dite de cohésion sociale, qui facilite les licenciements et renforce les pressions sur les chômeurs ! L’idée de contrat intermédiaire est une sorte d’amorce chatoyante, qui pourrait être non gobée mais saisie, à condition de faire des contre-propositions fortes. Tel qu’il est, outre qu’il est contredit par tout le reste de la politique gouvernementale, ce projet est très réduit. C’est un contrat de durée très limitée, il ne vise qu’une minorité de licenciements (les licenciements économiques - NDLR), il déresponsabilise les entreprises en les dégageant de leur obligation de reclassement, celle-ci étant confiée à une agence publique et le financement incomberait à l’UNEDIC... laquelle a 11 milliards d’euros de déficit cumulé. Pour autant, le projecteur est mis sur ce champ de problèmes. Le président d’Emmaüs France, Martin Hirsch, a repris l’idée de sécurité sociale professionnelle, tout en appelant à des états généraux. Jacques Chirac, lors de ses voeux aux forces vives de la nation, a demandé qu’on réfléchisse à des expérimentations à l’échelle de bassins en difficulté pour mutualiser et renforcer les efforts de reclassement par de nouveaux instruments juridiques. Déjà M. Borloo, dans une interview du 28 janvier, recule vers « un dispositif... mis en place, à titre expérimental, dans trois ou quatre bassins d’emplois ». Et le ministre a chargé le patron Yazid Sabeg d’une mission de réflexion sur l’institution d’un contrat intermédiaire, en contrepartie duquel les licenciements économiques seraient encore accélérés jusqu’à permettre de licencier en quelques jours.

Le ministre de l’Emploi s’inspire d’un rapport rédigé par les économistes Pierre Cahuc et Francis Kramarz, qui part d’un postulat : facilitons les licenciements et les patrons seront plus à l’aise pour embaucher. Les employeurs n’auraient plus qu’à payer une taxe sur les licenciements, qui financerait un service public de l’emploi chargé du reclassement. Qu’en pensez-vous ?

Paul Boccara. C’est la recette du pâté d’alouette : un cheval de chômage et une demi-alouette de soutien aux licenciés. Ce qui domine dans cette approche, c’est « facilitons les licenciements ». D’ailleurs, le MEDEF s’est déclaré prêt à discuter du contrat intermédiaire, à condition qu’il y ait bien rupture du contrat de travail avec l’entreprise. Comme cela a été dit au récent forum de la CGT sur les licenciements, c’est « la sécurité pour ceux qui licencient » ! Ces économistes néolibéraux prennent argument du fait que les entreprises reclassent très mal les salariés qu’elles licencient. On devrait demander qu’elles reclassent mieux. Eh bien non, ils veulent supprimer leurs obligations de reclassement. Il suffirait qu’elles payent une taxe sur les licenciements : 1,6 % du salaire pour un fonds de reclassement infime. Le service public utiliserait pour le reclassement la sous-traitance à des opérateurs externes financièrement intéressés. Déjà en 2002, 700 millions d’euros ont été versés aux sous-traitants externes, à comparer avec la dotation de l’ANPE, 1,2 milliard d’euros... MM. Cahuc et Kramarz veulent aussi renforcer le contrôle et les suppressions des indemnisations du chômage. Dans une interview au Monde, M. Cahuc dit : « Il n’y a pas de raison de se payer six mois de vacances sur le dos de l’UNEDIC »... Son rapport préconise un contrat unique, dit indéterminé, en contrepartie de la suppression des contraintes sur les licenciements et de la notion même de licenciement économique. Dans les faits, ça peut donc être pire qu’un CDD.

Pour vous, ces mesures de sécurisation ne font pas le poids dans la mesure où elles ne touchent pas aux causes du mal et pourraient même, au contraire, les aggraver...

Paul Boccara. En effet, il y a une déresponsabilisation sociale des gestions des entreprises, fondées plus que jamais sur la régulation par le chômage et la précarité, alors qu’il faudrait rompre avec ces gestions. Et on ne rompt pas non plus avec les politiques d’État et avec des dépenses publiques qui mettent de la pommade calmante sur une plaie, au lieu d’attaquer l’infection. Dans le débat publié par l’Humanité avec MM. Cahuc et Kramarz (1), le dirigeant de la CGT Jean-Christophe Le Duigou met en cause les critères de gestion qui privilégient la réduction de la masse salariale et il demande une confrontation sur l’opportunité de supprimer des emplois. Mais, bien plus qu’une discussion, il faudrait un droit de propositions alternatives avec des médiations, comme cela était déjà prévu, sur proposition communiste, dans la loi de modernisation sociale (votée en 2002), qui a été abrogé par la loi Borloo. Et surtout, on ne peut mettre en cause les gestions sans parler du financement. Que fait-on des baisses de cotisations sociales qui favorisent la baisse des coûts salariaux des moins qualifiés, ce qui fait pression sur tous les salaires et pousse à la logique de licenciement ? Que fait-on, surtout, face à la pression des marchés financiers qui pousse à ces gestions exacerbant la rentabilité financière contre l’emploi ? Comment la traiter sans une action publique pour un autre crédit des banques ?

L’ancienne ministre socialiste de l’Emploi, Élisabeth Guigou, dans un point de vue publié récemment (2), prône la responsabilisation des entreprises et un système consistant à moduler les cotisations sociales selon la nature des emplois créés (plus chères pour les contrats précaires, moins élevées pour les contrats durables). N’y a-t-il pas là une base de convergence avec ce que vous proposez ?

Paul Boccara. Des dirigeants du PS comme Dominique Strauss-Kahn ou Laurent Fabius avaient déjà repris la formule de la CGT de « sécurité sociale professionnelle ». Mme Guigou, dans son point de vue, vante le modèle danois de « flexsécurité ». Elle souligne, à juste titre, qu’il s’accompagne d’une dépense publique beaucoup plus élevée qu’en France pour la formation continue, le suivi des chômeurs, mais oublie le quart de la population qui passe par le chômage tous les ans et le quart qui est exclu de l’activité. Avec ce modèle, on ne s’en prend pas à la régulation par le chômage, on la facilite et on l’accompagne mieux socialement. Mme Guigou propose de nouveau, dans un livre qui vient de sortir (3), un bonus-malus pour les cotisations chômage. Nous avions nous-mêmes avancé un bonus-malus pour les cotisations chômage dans nos contre-propositions sur le PARE des chômeurs. Nous avons aussi avancé l’idée d’une autre base des cotisations sociales, avec une augmentation des prélèvements si l’entreprise « fait » moins de salaire par rapport à la valeur ajoutée, afin de favoriser la création d’emplois en quantité et en qualité. Reste que ça n’est pas du tout suffisant.

Le coeur du problème, c’est un autre crédit contre la pression des marchés financiers. Mme Guigou ne traite pas cette question dans son point de vue, proposant seulement des prélèvements sociaux plus importants. Nous avons proposé d’instituer des « Fonds régionaux pour l’emploi », avec des fonds publics comme levier pour mobiliser des crédits des banques qui prendraient en charge tout ou partie des intérêts pour les investissements, dans la mesure où sont programmées des créations d’emplois et des formations. Plus important, il y a le rôle de refinancement des banques par la Banque centrale européenne, pour abaisser les taux d’intérêts pour l’emploi, dont Mme Guigou ne dit rien. Comment faire silence sur la nécessité d’une autre orientation de la BCE quand on veut changer la donne pour l’emploi ? La BCE, indépendante des instances politiques, n’a pas pour mission l’emploi, mais la lutte contre l’inflation. Ainsi, elle vise à un euro fort afin de favoriser les marchés financiers, les exportations massives de capitaux qui sont une raison majeure du taux d’emploi supérieur des USA par rapport à l’Europe.

Dans quelle mesure, le projet de « sécurité sociale professionnelle » prôné par la CGT peut-il converger avec la « sécurité d’emploi ou de formation » que vous soutenez avec le PCF ?

Paul Boccara. Cette question est désormais posée par des militants. Il y a eu une double influence sur la « sécurité sociale professionnelle ». En premier lieu, celle de la « sécurité d’emploi ou de formation ». En second lieu, celle de théoriciens comme Alain Supiot ou Jean-Michel Belorgey plaidant pour une continuité de droits, en dépit du chômage - néanmoins con- si- déré comme inéliminable -, des droits de tirage pour la formation, une mobilité professionnelle et un nouveau statut du travail salarié. Mais la question est aussi celle d’un autre statut de l’entreprise contre le monopole patronal sur les décisions concernant l’emploi et pour des pouvoirs alternatifs des salariés dans les gestions. De plus, il s’agit de viser un dépassement graduel du chômage dans une mobilité dans la sécurité, avec une promotion par la formation. Cependant, nous pouvons coopérer sur des contre-propositions et des avancées immédiates, concrètes. Une convergence en toute indépendance entre partis de gauche et syndicats est indispensable. Elle a fait défaut lors du gouvernement de la gauche plurielle. Cela concerne l’élaboration avec les élus des lois du droit social, mais aussi le rôle des élus dans les collectivités territoriales, par exemple pour mettre en place des fonds régionaux d’incitation à un autre crédit, favorable au maintien et à la création d’emplois, comme l’a décidé il y a peu la majorité PS-PCF et Verts en Île-de-France, même si la bataille n’est pas terminée.

Face à la droite qui cherche à récupérer, à sa façon, le besoin de sécurisation, quelles contre-propositions concrètes pourraient être portées par ce mouvement que vous appelez de vos voeux ?

Paul Boccara. Nous demandons un droit de propositions alternatives des CE et des délégués face aux licenciements - et aussi de façon préventive -, avec des institutions d’arbitrage. La responsabilité sociale du reclassement pour les entreprises doit être maintenue et développée, avec une mutualisation en liaison avec le service public de l’emploi. Face au contrat intermédiaire, on peut proposer de nouveaux types de contrats. Je les appelle des contrats institutionnalisés, à la fois avec l’entreprise et les institutions du service de l’emploi. Ils auraient un aspect de « contrat glissant » quand on passe d’une entreprise à une autre ou en formation. Les salariés seraient en même temps adhérents à un réseau, public et mutualisé, impliquant des - prélèvements sur les entreprises et leur participation, mais aussi des fonds publics. Ce réseau assurerait la continuité des droits, et des passages dans de bonnes conditions incitant à la promotion. Décentralisé au niveau des bassins, des régions, voire des filières, il serait articulé à un grand service national de sécurisation et de promotion de l’emploi et de la formation. On viserait à élargir le champ et à allonger graduellement le temps de sécurisation des revenus et de la formation jusqu’à un nouvel emploi. Outre ces contrats non rompus il faudrait une meilleur indemnisation des chômeurs. Et on fixerait des objectifs régionaux de retour à l’emploi.

La grande contrainte, c’est celle des moyens financiers. Il faudrait, à la fois, refondre les prélèvements sur les entreprises, mobiliser de nouveaux fonds publics et mettre en oeuvre des critères de gestion d’efficacité sociale. Il y a aussi besoin, pour favoriser de nouvelles gestions, d’un nouveau crédit à taux très abaissé.

En définitive, il y a trois éléments interdépendants :

les objectifs sociaux, les moyens financiers, les pouvoirs et les droits.

Le ministre Borloo a annoncé un projet de développement des services à la personne, gisement potentiel selon lui de centaines de milliers d’emplois. Qu’en pensez-vous ?

Paul Boccara. M. Borloo, comme MM. Cahuc et Kramarz, souligne avec emphase l’importance des gisements d’emplois dans les services à la personne. Mais il ne vise que les services aux particuliers, comme les personnes âgées, par les associations et les entreprises privées. Et cela en liaison avec la directive Bolkenstein sur la concurrence européenne dans les services, favorisant le moins-disant salarial et social pour la rentabilité. Au contraire, ces nouveaux emplois de service devraient être développés dans une autre logique, avec de nouvelles relations avec les grands services publics et socialisés aux personnes (santé et personnes âgées, éducation, culture, logement social), ainsi qu’avec la création massive d’emplois qualifiés et de formations continues dans ces institutions. Cela s’appuierait sur leur transformation profonde dans une coopération créative de tous les usagers avec tous les personnels.

Enfin, je voudrais insister sur l’importance de la formation continue. À l’opposé de trop de stages et de formations bidons, des inégalités extraordinaires d’accès, de contenus, il faut un bouleversement et une refonte de tout le système. Le nouveau droit individuel à la formation (DIF) n’est qu’une amorce trop réduite. Un développement formidable de la formation continue est décisif. D’une part, avec les revenus des personnes en formation, cela alimente la demande et donc sert l’emploi. D’autre part, la formation fournit des activités aux personnes, au-delà des activités d’emploi proprement dites. Elle peut devenir demain aussi importante que l’emploi. Elle peut entrer ainsi, avec un bon revenu, dans un véritable processus de dépassement du salariat, de la précarité de sa condition comme de sa réduction à l’échange d’un revenu contre un travail pour un employeur, en promouvant l’activité de développement de soi-même.

Entretien réalisé par Yves Housson
(1) L’Humanité du 17 janvier 2005.
(2) Libération du 14 décembre 2004.
(3) Pour une sécurité des parcours professionnels, Fondation Jean-Jaurès, février 2005.


Le : 23.11.2005
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