Par Mouloud Aounit, président du MRAP, conseiller régional d’Île-de-France.
Comment réagissez-vous après les mesures annoncées par le gouvernement, en particulier l’état d’urgence dans les banlieues ?
Mouloud Aounit. Je suis consterné et en colère devant l’incapacité de ce gouvernement à appréhender ce que cette révolte traduit. Même si cette violence s’apparente à une autodestruction, à un suicide social avec des effets ravageurs en particulier pour les populations modestes qui vivent sur place, elle dit des choses. Et il y a urgence à donner des réponses concrètes, quantifiables dans le domaine de l’emploi, des discriminations, de la reconnaissance de leur dignité aux populations de ces quartiers. Au lieu de cela le gouvernement se livre à une provocation de plus. Après le « nettoyage au Karcher » et « la racaille », ces expressions de mépris calculé, après les réponses uniquement policières, je vois une complémentarité et une cohérence entre de Villepin et Sarkozy. Le couvre-feu est un symbole terrible. C’est un double message. Aux jeunes il dit : vous aurez la guerre et elle prolongera celle que la France a menée hier en Algérie contre vos parents. Et aux parents il dit : non seulement les blessures que ce couvre-feu a générées hier n’ont pas été reconnues, mais on va les faire vivre à vos enfants. Que cherchent-ils ? Ont-ils pensé à qui peut profiter une telle décision qui reprend les propositions du FN ? Je ne sais pas quel sera l’impact auprès des jeunes qui ont participé aux violences. Mais une chose est sûre : c’est une immense claque pour les Algériens qui ont vécu la guerre et pour leurs enfants. Des hommes et des femmes m’ont confié leur sentiment d’humiliation et ils ne manquent pas de faire le rapprochement avec la tentative récente de « réhabilitation des bienfaits du colonialisme » ou avec le refus du gouvernement d’interdire les stèles rendant hommage aux anciens de l’OAS.
Après plusieurs jours de médiation des citoyens, des élus, quelle appréciation avez-vous de la situation ?
Mouloud Aounit. Je sors d’une réunion à Aubervillers. Elle a été organisée en quelques heures, la salle de la mairie était bondée. Plus de 200 personnes étaient là avec Pascal Beaudet, le maire, la députée Muguette Jacquaint, et ce qui est magnifique c’est que ces voix multiples allaient toutes dans la même direction : ne pas tomber dans ce piège de haine, de divisions que ce type de violence peut générer. Je sors de cette réunion réconforté. Toutes ces voix disaient : on ne veut pas d’une guerre contre les pauvres, contre les plus pauvres des plus pauvres mais une guerre contre la pauvreté, qui permette aux gens de retrouver de la dignité. On veut que les principes « liberté, égalité, fraternité » soient désormais valables pour tous. Il y a une épaisseur critique qui est en train de naître et qui prolonge d’autres ras-le-bol. Si on arrive à créer les conditions de la jonction des colères pour construire un débouché politique exigeant, on pourra aller de l’avant. Aujourd’hui, ce qui est important c’est que les gens sont décidés à poser les problèmes. Et il y a sur le terrain un en-commun qui ne demande qu’à être construit, même si c’est difficile de vivre ensemble dans un environnement parfois très dégradé. C’est cela qui est porteur d’espoir.
Que dites-vous à ceux qui ont eu leur voiture brûlée, ou qui voient l’école, le gymnase de leur quartier rendus inutilisables ?
Mouloud Aounit. Lorsque quelqu’un se saigne pour avoir une voiture, qu’il est déjà dans une cité cabossée, qu’il a peu de chose, il ne faut pas, face à un tel drame, être moralisateur, donner des leçons mais être à l’écoute. D’abord, la moindre des choses pour ne pas entretenir les logiques de revanche et de haine, c’est que des fonds soient débloqués dans les plus brefs délais pour que ceux qui ont perdu leur voiture puissent être remboursés et ne soient pas amputés de leur outil de travail, que les lieux de vie, d’éducation qui ont été abîmés soient très rapidement remis en état. On sait, dans d’autres circonstances, trouver ces moyens. L’État a le devoir de réparer. Il est important d’entendre la parole de ceux qui sont meurtris par les dégradations. Mais, tout en ne donnant aucune justification aux actes de violence, il faut porter avec exigence des valeurs. Même si ce qu’ils ont vécu est terrible, le racisme ne peut être, en aucun cas, une réponse et la stigmatisation ou la seule action policière n’amèneront une paix durable.
Comment agir, en particulier dans les jours qui viennent ?
Mouloud Aounit. Il y a un immense besoin d’espaces pour échanger, essayer de trouver ensemble les solutions, les réponses concrètes pour que la paix revienne dans ces quartiers. Et pour cela les mobilisations citoyennes sur la base des valeurs de paix, de justice, de reconnaissance de l’autre dans ses souffrances, dans ses exigences sont plus efficaces que les provocations. Nous vivons un électrochoc qui impose à chacun, non seulement une remise en cause, mais aussi l’exigence d’agir. Il va bien falloir que les institutions, les individus, les autorités, les médias fassent une sorte d’examen de conscience collective sur ce qu’est être français aujourd’hui. Tant qu’on n’aura pas fait ce travail qui devra permettre à la société française de reconnaître tous ses enfants, tant qu’on n’arrêtera pas de désigner des jeunes dont les familles vivent en France depuis quatre générations par ces mots : jeunes issus de l’immigration, on n’avancera pas. Tant qu’on n’acceptera pas qu’être français c’est aussi s’appeler Mohamed, tant qu’il n’y aura pas un geste significatif - allez ! je vais dire d’amour - on n’avancera pas. Deuxième question, celle du droit de vote. La symbolique ne règle pas tout, mais c’est une mesure de justice, de démocratie locale qui peut être prise rapidement. Ce serait un acte fort de reconnaissance. Il s’adresserait à ces populations pour dire : la République vous respecte, la République vous accueille, la République vous donne ce droit d’exister en étant des citoyens à part entière. Enfin il faut arrêter avec le deux poids deux mesures. La personne victime d’une agression à Stains a été nommée par son nom dans les expressions publiques. Par contre, les médias ne donnent jamais le nom des deux jeunes qui ont été électrocutés. Sur l’affaire de la mosquée, aucun message de condamnation et de compassion n’est venu des plus hautes autorités de l’État. Jacques Chirac avait dit : quand on s’attaque à une synagogue c’est à la République qu’on s’attaque ; pourquoi n’y a-t-il pas eu un message identique dans ce cas ? On est toujours devant ce disque dur qu’on ne veut pas traiter et regarder : qu’est-ce qu’être français ? C’est un travail de longue haleine mais il doit être le fil rouge de l’avenir. Ce n’est pas dans ce sens que va le premier ministre et son gouvernement. En décidant l’état d’urgence, en montrant du doigt l’immigration clandestine, ils font tout pour créer, selon leurs vieilles méthodes, les conditions de l’affrontement des pauvres entre eux : les immigrés contre les Français, les sans-papiers contre ceux qui ont des papiers. Mais je suis optimiste devant le sursaut citoyen et l’intelligence politique qui se sont manifestés dans les quartiers au cours de ces jours.
Entretien réalisé par Jacqueline Sellem
"Vous avez pris la parole, gardez-la !"