Par Philippe Corcuff, maître de conférences de sciences politiques, membre du Conseil scientifique d’ ATTAC (*)
Il existe différents niveaux d’analyse des enjeux écologiques aujourd’hui pour la gauche. Je privilégierai ici le niveau de la philosophie politique, c’est-à-dire celui qui concerne le « logiciel » d’émancipation à élaborer collectivement et de manière pluraliste pour le XXIe siècle. Ou encore le cadre civilisationnel à reconstruire au sein duquel des propositions concrètes pourraient être faites, des débats être menés, des oppositions entre des orientations politiques se structurer. Mon hypothèse directrice est que « la question écologiste » pourrait participer avec d’autres questions (comme « la question individualiste » ou « la question féministe ») à la redéfinition du cadre civilisationnel de la gauche. Dans notre modernité, on a connu deux grandes politiques d’émancipation : la politique républicaine-démocratique (qui émerge avec les Lumières du XVIIIe siècle et la Révolution française) et la politique socialiste au sens large (qui se développe aux XIXe et XXe siècles). Aujourd’hui, il me semble qu’il s’agit d’inventer une nouvelle politique d’émancipation à partir des deux précédentes, mais en se déplaçant par rapport à elles. Ce serait une politique républicaine-démocratique et socialiste, mais aussi post-républicaine et post-socialiste. La galaxie altermondialiste pourrait en devenir le creuset principal.
La question écologiste constitue une des défis principaux qui pousse à cette refondation. Car la gauche républicaine comme la gauche socialiste ont hérité d’une vision contestable du « progrès » (avec un grand P) basée sur la perspective d’une amélioration nécessaire, inéluctable et illimitée, passant de manière privilégiée par le développement scientifique et technique perçu comme intrinsèquement positif. Il ne s’agit certes pas d’abandonner la possibilité de progrès, ni de diaboliser les sciences et les techniques, mais d’interroger
la croyance absolue dans « le Progrès » à l’aune de la finitude de la planète, de l’ampleur des risques techno-scientifiques actuels ou des effets de nos actes présents sur les possibilités mêmes de vie des générations futures. Repenser des progrès possibles, en faire les objets d’un pari politique, et non une « loi » intangible de l’histoire des sociétés humaines : voilà qui est susceptible d’ébranler l’ensemble des forces de gauche. Cela appelle une série de clarifications.
1) Le néolibéralisme, en tant qu’entreprise de marchandisation de l’humanité et de son environnement, ne peut que s’opposer à une prise en compte sérieuse de la question écologiste. Au-delà même de son cours néolibéral, le capitalisme, avec sa logique du profit, ne peut que tronquer les revendications écologistes. Toutefois, en même temps, l’antilibéralisme et l’anticapitalisme ne suffisent pas à intégrer la question écologiste. Comme l’a écrit de manière provocatrice le militant écolo-libertaire Stéphane Lavignotte : « Nos vies valent plus que la seule critique de leurs profits ! »
2) Aucune force de gauche ne peut échapper au questionnement de ses modes de pensée. Bien entendu, pas le Parti communiste, tard venu à l’écologie politique. Et il ne suffira pas de donner un nom ancien - « communisme » - à des problèmes nouveaux pour avoir vraiment avancé dans l’exploration du chemin. Mais l’antériorité des Verts sur ce terrain n’est pas tout à fait un gage de réflexion radicale : en se concevant trop souvent comme une « entreprise politique » bénéficiant d’un quasi « monopole » du « label » écologiste, les Verts tendent à glisser aujourd’hui dans une paresse intellectuelle confondant l’évidence d’une « marque électorale » avec les enjeux intellectuels d’une philosophie politique écologiste. Quant à la gauche socialiste, majoritairement sociale-libérale, elle a beaucoup perdu de sa crédibilité en la matière comme en d’autres.
3) Il n’y a pas de recette magique dans cette nouvelle élaboration. Il faudrait ainsi abandonner les restes de prestidigitation d’inspiration hégélienne que nous avons fréquemment retirés de notre formation marxiste. Je pense à la fameuse triade thèse-antithèse-synthèse, débouchant sur une synthèse finale harmonieuse supprimant les contradictions sociales. Il faudrait plutôt se tourner ici vers les critiques que le socialiste libertaire Proudhon a faites à Hegel. Proudhon parlait d’une « équilibration des contraires », dans la perspective d’une société meilleure aménageant démocratiquement les contradictions et les conflits, dont certains sont susceptibles de se déployer de manière infinie. Par exemple, entre le goût de la lenteur et le goût de la vitesse, entre les plaisirs de l’ascèse et les plaisirs de la dépense, entre les joies du « vivre au pays » et les joies du voyage, entre le désir de travail et le désir d’oisiveté, entre les aspirations de l’individualité et les protections de la solidarité collective, etc. Cependant, les marxistes traditionnels (avec la supposée « dernière instance » jouée par la contradiction capital-travail sur l’ensemble des rapports sociaux) comme certains théoriciens actuels de la décroissance (n’ont-ils pas choisi, définitivement, la lenteur, l’ascèse et le « vivre au pays » contre la vitesse, la dépense et le voyage ?) tombent encore dans le piège magique et ne s’affrontent pas pleinement à l’exigence de pluralité. Ce qui supposerait d’admettre du contradictoire, de l’incertain et de l’indécidable, là où les contes de Noël nous promettent une éternelle harmonie. Nous deviendrions alors radicaux et mélancoliques.
(*) Auteur des Grands Penseurs de la politique - Trajets critiques en philosophie politique (Éditions Armand Colin), et co-auteur d’Écologie et Socialisme (Éditions Syllepse, 2005).
Par Philippe Corcuff, maître de conférences de sciences politiques, membre du conseil scientifique d’ATTAC (*)